Tourisme : limiter les “fuites”, un préalable à la réforme

Avec le Covid19, nous avons à repenser notre tourisme. Et pour cela, commençons par répondre à la question de l’ancien Gouverneur de la BCT, Chedly Ayari : les recettes touristiques subissent-elle ce qu’il appelait « une hémorragie » ? Si oui, comment et pourquoi ?

 

Manifestement, le gouvernement s’intéresse plus à sa survie qu’à celle de l’économie tunisienne. La dernière interview de son Chef est une illustration de ce désintérêt. L’absence à ce jour, de la part du Ministère du Tourisme, de vraies mesures d’amortissement du choc de la crise en est aussi une. L’absence d’une communication agressive pour montrer les bons résultats obtenus par notre pays sur le plan sanitaire ainsi que pour faire connaître le protocole sanitaire en préparation, ou l’absence d’un plan d’urgence pour la relance du tourisme local en sont d’autres.

Mais il semble que « le mlih yebta », et qu’on ne perd rien à attendre les fameuses mesures tant et tant annoncées. En attendant ce jour béni, on peut déjà penser à l’après-Covid.

Après-Covid : arrêter l’hémorragie 

Doit-on continuer à développer ce secteur et comment ? Quel est l’apport du tourisme pour l’économie nationale ? Comment pérenniser le tourisme ? Des questions qui deviennent lancinantes depuis le “pavé dans la marre” lancé par le Gouverneur de la Banque Centrale, Chedly Ayari, un certain 16 mai 2017 : « On parle du retour du tourisme sans voir où sont les revenus de ce secteur. Il y a encore une hémorragie qui continue et nous ne pouvons poursuivre sur ce rythme », assénait-il.

Une déclaration qui en disait trop ou pas assez, et qui en a agacé plus d’un dans le secteur, et conforté tous ceux qui s’opposent à une politique de soutien au tourisme.

Une déclaration qui a peut-être aussi contribué à enterrer définitivement le projet de « Livre blanc » proposé par la FTH et l’Association des Banques pour résoudre le problème épineux de l’endettement hôtelier. Depuis, la FTH a commandé une étude au cabinet KPMG qui en a dévoilé les résultats en grande pompe devant le Chef du gouvernement d’alors (juin 2019), et qui évaluait la contribution directe du secteur à 8,6% du PIB (soit 7,8 milliards de dinars, PIB 2018) et son poids global à 14% du PIB national (soit quelque 13 milliards de dinars). Mais point de réponse sur « l’hémorragie ».

En pleine crise du Covid19, le 20 avril 2020, soit dix mois après l’étude KPMG, le Ministre du Tourisme, Mohamed Ali Toumi, tentait à sa manière de répliquer à M. Ayari ou à ceux qui partagent son avis : « L’argent du Tourisme, affirmait-il, c’est 9 milliards de dinars soit un quart du budget de l’Etat ».

Concernant « l’hémorragie » dont parlait M. Ayari, le Ministre choisit donc de passer par le couloir « rien à déclarer » tout en exprimant le souhait de « libérer le pèlerinage », comme il l’avait fait pour la Omra du temps où il était Président de la FTAV.

Limiter les “fuites” pour garder les recettes dans le pays

En écoutant cela, on ne peut s’empêcher de penser aux chiffres (désastreux) de l’économie tunisienne et de sa balance commerciale ainsi qu’à la fameuse déclaration de l’ex-Gouverneur de la Banque Centrale. La libération de la Omra (242 millions de dinars sortis en devises en 2018) n’a-t-elle pas participé à « l’hémorragie » dont il parlait ? Cette hémorragie n’est-elle pas la résultante d’une politique touristique qui, année après année, a perdu de vue l’essentiel de ce secteur, à savoir les recettes et plus précisément ce qui en reste en Tunisie et dans les caisses de l’Etat ?

Des politiques économiques et touristiques qui font que le taux de couverture du déficit commercial par les recettes touristiques est tombé à quelque 25%, alors qu’il était supérieur à 50% avant 2010. D’un côté, lâchage du Tourisme, secteur exportateur par excellence ; de l’autre, explosion des importations.

Des politiques qui ont peut-être favorisé ce que les économistes du tourisme appellent les “fuites”.

Ces fuites ont très peu à voir avec des devises laissées à l’étranger par des entreprises autochtones, mais beaucoup à voir avec l’organisation de la filière touristique et ses centres de profit. Bref, avec la politique touristique du pays.

Les fuites étaient estimées à « 85% dans les Pays les Moins Développés (PMA), de 80% dans les Caraïbes et de 10% à 20% dans les pays en développement les plus avancés et les plus diversifiés » (1). Certaines de ces fuites ne sont même pas visibles dans le Compte Satellite du Tourisme (CST) – pour les pays qui en disposent, ce qui n’est pas le cas de la Tunisie – comme par exemple le rapatriement des bénéfices de la part de groupes internationaux installés dans le pays d’accueil, et dont on retrouve la trace dans la balance des paiements.

Il semble donc évident que toute réforme digne de ce nom se doit d’essayer d’identifier ces “fuites” pour en limiter l’effet, et de proposer une politique favorisant les recettes finales du secteur : celles qui restent dans le pays.

Les grands pays touristiques ont un tourisme interne important

A ce stade, une définition du secteur touristique s’impose. Celle que donne le CST nous semble la plus opportune pour notre propos. En effet, dans un CST, on distingue trois catégories de tourisme :

  • le tourisme interne (que nous appelons tourisme local) ;
  • le tourisme récepteur (qui désigne selon le CST les exportations de services touristiques) ;
  • le tourisme émetteur (qui désigne selon le CST l’importation de services touristiques).

Toute politique touristique devrait avoir pour souci de maximiser les effets (donc les recettes) de ces catégories pour l’économie du pays, tout en limitant les “fuites”. Dans cette optique, toute politique doit encourager le tourisme local et l’exportation de services touristiques (tourisme récepteur) et veiller à l’amélioration du taux de couverture de la balance touristique, c’est-à-dire le rapport tourisme récepteur/tourisme émetteur x 100.

La part du tourisme émetteur est souvent minime pour les grands pays touristiques qui ont un tourisme interne important. Pour les trois premières destinations mondiales, cette part est respectivement de 50% du PIB du tourisme pour le cas de l’Espagne, plus de 60% en France et quelque 85% pour les USA.

Et chez ces pays, le tourisme émetteur profite parfois plus à eux-mêmes qu’au pays d’accueil grâce à l’internationalisation des entreprises du tourisme et à l’exportation de produits divers. Ainsi, un Espagnol choisissant un voyage organisé a 90% de chances de le faire en Espagne ; et dans le cas où il choisit de le faire hors d’Espagne, il voyagera souvent dans un avion sous pavillon espagnol, habitera probablement dans un hôtel sous enseigne espagnole, et circulera dans une voiture fabriquée en Espagne… et avec un peu de chance, il mangera du chorizo espagnol et agrémentera ses repas avec une bouteille de rioja ! Autant de dépenses qui “fuiront” le pays d’accueil et viendront conforter les recettes du pays émetteur.

Ce qui est vrai pour l’Espagnol l’est encore plus pour le Français ou l’Allemand.

Les multiples causes de fuites

Plus globalement, on peut établir une liste (non exhaustive) des fuites possibles pour notre pays et son tourisme tel qu’il est pratiqué depuis des décennies :

  • les circuits informels, notamment pour les visiteurs algériens et libyens. Pour le marché algérien par exemple, on ne compte en 2018 que 732 000 arrivées dans les hôtels sur 2,7 millions d’arrivées aux frontières, soit seulement 27%, le reste est dans l’informel et échappe au Trésor Public, comme on peut soupçonner qu’une partie échappe même du pays ;
  • le voyage en avion et les circuits/excursions sont de plus en plus assurés par nos partenaires TO européens, dont les plus grands ont leurs propres réceptifs dans le pays ;
  • des importations sont effectuées au titre du tourisme (lors de la construction des hôtels, voitures 4×4 et autres pour les agences de voyages, certains produits de consommation…) ;
  • les hôtels en location, en gestion pour compte ou en franchise des enseignes internationales aboutissent à la “fuite” d’une partie des recettes qui seront rapatriées ;
  • les dépenses touristiques de l’Etat – infrastructures, promotion à l’étranger, publicité conjointe avec les TO, soutien des TO à l’aérien – favorisent aussi des sorties de devises ;
  • la pression sur les prix exercée par les grands TO aboutit à amoindrir les sommes restant pour le pays d’accueil.

En confinant le tourisme local dans une situation de “marché d’appoint”, en développant peu de produits hors TO dans l’hébergement et surtout dans les circuits/excursions (absence totale des agences tunisiennes des grandes plateformes de vente de visites et excursions telles que Get Your Guide), nous n’avons fait qu’aggraver la fameuse « hémorragie ».

1,6 milliards de dinars de sorties de devises

A supposer que ces facteurs de “fuite” s’apparentent parfois à une donnée du marché, pourquoi nous sommes-nous acharnés depuis 2010 à détruire notre balance touristique ? En effet, le rapport tourisme récepteur/tourisme émetteur n’a fait que se détériorer : il était de 5,1 en 2010 et n’était plus que de 3,2 en 2018. Selon le dernier rapport disponible de la BCT, les sorties de devises au titre des voyages étaient en 2018 de 2 288 millions de dinars, dont 1374 millions pour motif de tourisme (+ 24%) et 242 millions de dinars dus aux « pèlerinage et Omra » (+ 17%).

Sans compter les fameuses fuites, cela nous fait ainsi plus de 1,6 milliards de dinars à retirer des 9 milliards annoncés par le Ministre du Tourisme. Dans ces conditions, à quoi pourrait aboutir le “militantisme” de notre Ministre du Tourisme en faveur du tourisme émetteur, qu’il soit religieux ou pas ?

Il est donc plus que temps qu’on revienne sur terre, et qu’on planifie en faveur d’un tourisme au service de l’économie tunisienne, de ses entreprises et – osons le dire – de sa population. Une politique dont le maître mot devrait être la maximisation des recettes restant dans le pays.

Au lieu, par exemple, de faire du lobbying pour les agences de voyages spécialisées en Omra, Haj et outgoing, le ministère du Tourisme devrait se pencher sur l’hécatombe survenue ces dix dernières années au sein des agences de voyages MICE ; un secteur de tourisme à haute valeur ajoutée pour lequel il n’y a eu ni budget, ni politique de promotion dédiés.

Le tourisme social au secours du tourisme local

Autre exemple : au lieu de répéter à tout bout de champ “impact social du tourisme” (sous-entendu grâce aux emplois créés), il est peut-être temps aussi de parler de “tourisme social”.

Des mécanismes de soutien ou d’aide existent ailleurs pour permettre au plus grand nombre de citoyens d’accéder au tourisme dans leur pays : jeunes, familles à revenu modeste… Pourquoi pas en Tunisie ? Ce serait un bon moyen de consolider le marché local, de réconcilier les Tunisiens avec le secteur et, disons-le, de mettre en pratique le principe de « droit aux loisirs » inscrit dans notre Constitution.

Dans cette crise du Covid, l’Etat n’est-il pas capable de lancer un “package vacances familiales” (2) qu’il subventionnerait au tiers ? En allouant le même montant que celui consenti aux médias audiovisuels, c’est-à-dire 20 millions de dinars, l’Etat permettrait la commercialisation de 40 000 forfaits familiaux qui s’ajouteraient au reste des réservations des Tunisiens, et permettront peut-être à des citoyens de partir pour la première fois en vacances chez eux, de découvrir leur pays… Et par là-même, à des entreprises actuellement à l’arrêt de bénéficier d’une bouffée d’oxygène.

Lotfi Mansour

NB : une politique de tourisme au service de l’économie tunisienne, de ses entreprises et de sa population, tel est l’objet du livre que je publierai prochainement sous le titre « Changer le tourisme, pourquoi et comment ? ». LM

(1) « La mesure des effets économiques du tourisme international sur les pays de destination », G. Caire et P. Le Masne (2007).

(2) Pour une famille de 4 personnes (répondant à un critère de revenu maximal) et sur la base d’une nuitée négociée à 70 DT, le séjour pour 6 nuits reviendrait à 1250 dinars incluant une marge d’agences de voyages de 15% (50% de remise pour les 2 enfants). Comprenant une excursion et une visite de site ou de musée, ce package reviendrait à 1500 DT, dont l’Etat pourrait prendre en charge 500 DT.




Réformes : l’internationalisation des entreprises

Pérenniser le secteur du Tourisme passe aussi – surtout – par la remise à flot de notre appareil productif, à savoir les entreprises. Pour cela, une solution s’impose : élargir leur horizon et exporter leur savoir-faire.

 

« Dans l’hôtellerie mondiale, il y a des surdoués : les Mauriciens, les Asiatiques, les Américains… mais les champions sont incontestablement les Espagnols », écrivait en 2018 le journal Travel Marketing.
Selon Deloitte, l’investissement hôtelier en Espagne a atteint en 2018 la somme faramineuse de 4,9 milliards d’euros. Le RevPar moyen, toutes catégories confondues, en zones balnéaires était de 86 euros à Gran Canaria, 78 euros à Majorque et 105 euros à Ibiza. Pas mal pour des hôtels saisonniers et de masse…

Mais la réussite des hôtels espagnols réside surtout dans leur internationalisation.

Les chaînes espagnoles à l’assaut du monde

Les difficultés économiques des années 90 ont amené le gouvernement espagnol à sécuriser le Tourisme en mettant en place un plan de relance de 24 milliards d’euros, comprenant aussi bien la qualité du service et la diversification du produit que l’internationalisation des entreprises de Tourisme.
Pour les chaînes hôtelières espagnoles, il s’agissait alors de lutter contre la saisonnalité, et pour ce faire la diversification géographique a concerné notamment les Caraïbes (proximité linguistique oblige).

En 1999, les chaînes espagnoles, Sol Meliá en tête, se lancent à l’assaut de l’Europe et des Caraïbes. Sol Meliá y investit à ce moment-là 210 millions d’euros pour racheter 11 hôtels, dont 9 à Paris.
Depuis, c’est par la franchise que ce développement s’effectue et, pour certains, par l’association avec de grands TO. Aujourd’hui, Sol Meliá compte 350 hôtels dont 140 en Espagne et 40 à Cuba.

Selon les dernières informations disponibles, l’administration du Tourisme en Espagne a consacré en 2016 un budget de 74 millions d’euros à l’internationalisation des entreprises du Tourisme.

Une question de volonté

Qu’est-ce qui nous manque pour initier, à notre échelle, un développement de cette nature pour nos entreprises ? Nos chaînes hôtelières sont-elles condamnées au marché tunisien et à rester d’éternelles franchisées ?
Sont-elles condamnées à se diversifier dans d’autres secteurs, sans atteindre dans aucun d’entre eux une taille critique permettant la conquête de marchés extérieurs ?

J’entends déjà les objections des sceptiques : le budget de l’Etat tunisien ne permet pas une telle politique ; nos chaînes hôtelières n’ont pas les moyens ni le savoir-faire des chaînes espagnoles.
Faux, car il s’agit plus d’état d’esprit et de volontarisme que de moyens financiers.

La chaîne Occidental Hoteles ne comptait en 2012 que 2 hôtels en Espagne, contre 16 à l’international. Cette chaîne (rachetée depuis par le Groupe Barcelo) compte aujourd’hui 51 hôtels, dont 26 hors d’Espagne.
Nos cadres hôteliers ne font-ils pas déjà le bonheur des hôteliers de nombreux pays, y compris certains de nos concurrents ? Pourquoi ce qui a été possible pour des entreprises tunisiennes d’autres secteurs ne le serait-il pas pour nos hôtels et nos agences de voyages ?
Les 300 000 Tunisiens qui voyagent chaque année en France (l’équivalent d’un million de nuitées) ne pourraient-ils pas être intéressés par une enseigne adaptée à leurs attentes ? Et qu’attendent nos agences de voyages pour s’implanter en Algérie… l’ouverture de la frontière maroco-algérienne ?

La synergie public/privé

Cependant, et pour revenir au cas espagnol, une telle ambition suppose un préalable : une grande synergie entre le public et le privé, scellée en Espagne grâce à l’implication constante depuis 20 ans de l’Etat dans le développement du secteur.

En effet, avant de pouvoir exporter son “business model touristique”, l’Espagne a dû remettre à flot non seulement son tourisme et ses hôtels, mais aussi ses infrastructures pour ensuite créer le Segittur chargé d’exporter le “savoir-faire touristique espagnol”. Cet organisme est l’initiateur d’un programme « Destination touristique intelligente » (Smart Destination) qui ne vise pas moins que « l’internationalisation des entreprises liées à l’activité touristique » ainsi que « la participation d’entreprises espagnoles dans les projets touristiques mondiaux », nous rapporte le Courrier d’Espagne.

On serait donc bien inspiré d’instaurer cette synergie public/privé en commençant par la restructuration abordée dans notre précédent article, ainsi qu’un plan de mise à niveau de nos entreprises de Tourisme comprenant notamment un plan de soutien à la rénovation des hôtels dans le cadre de la mise en place des nouvelles normes.

Une révision du Code des investissements dans le Tourisme ou l’octroi d’un statut fiscal particulier pour les entreprises pourrait se faire en tenant compte des deux critères :

  • apport à la balance touristique,
  • initiation de projets à l’international.

Le reste est une question de volonté de la part de nos dirigeants et décideurs du Tourisme.
Qu’il leur suffise de méditer l’exemple d’un célèbre Tunisien qui, bien que borgne, a compté parmi les hommes les plus visionnaires de l’histoire de l’humanité : Hannibal.

    Lotfi Mansour

 

 




Réformes : la déliquescence du système de gouvernance

Depuis une vingtaine d’années, le Tourisme tunisien est mis sous pilotage automatique. Les mêmes structures, les mêmes études, les mêmes méthodes, les mêmes reflexes sont reproduits. Avec la crise du Covid19, le temps est venu pour l’équipage de reprendre les commandes.

 

Comme nous l’écrivions dans notre précédent article, la crise du Covid19 va nous obliger à repenser les fondations mêmes du secteur. Et les réformes réussies de l’Espagne il y a vingt ans sont un exemple à suivre.

En Tunisie, cette crise survient en effet au pire moment pour nos structures publiques comme privées.
En février 2017, la Ministre du Tourisme et de l’Artisanat, Selma Elloumi, constatait devant l’ARP « la déliquescence du système de gouvernance des structures de tutelle du secteur ». Dans la foulée de cette déclaration, on a restructuré la formation professionnelle et puis… C’est tout.
Nos fédérations professionnelles, quant à elles, peinent à se faire entendre et à récolter des cotisations suffisantes pour leurs frais de fonctionnement.

Les professionnels face au Covid19

Individuellement, beaucoup de nos “grands professionnels” ont montré leurs limites managériales, humaines et patriotiques en refusant, dans leur majorité, d’accueillir les membres du corps médical au sein de leurs hôtels. A quelques rares exceptions près – dont un patron de chaîne hôtelière honni ces dernières années – c’était un refus catégorique.

En Espagne, le Covid19 a été pour les hôteliers espagnols l’occasion de montrer leur parfaite symbiose avec l’Etat espagnol et se sont portés à la première ligne de la lutte contre la pandémie.
A Barcelone seulement, ce sont 2500 chambres dans 6 hôtels de luxe qui hébergent les malades convalescents.

En Tunisie, on a dû se rabattre sur un vieil hôtel fermé depuis deux ans pour le confinement de Tunisiens revenant de l’étranger. L’Etat devrait se résoudre bientôt à réquisitionner des hôtels.

Système de gouvernance : l’exemple espagnol

Trois ans après la déclaration ministérielle sur la déliquescence de nos structures publiques, et devant l’impuissance avérée des structures professionnelles, le moment est propice pour une refonte du système de gouvernance du tourisme tunisien.
Un système basé sur le partage des expertises et des compétences et où l’Etat resterait le “maître d’œuvre” de la politique touristique, comme c’est le cas en Espagne.

Voici ce qu’en disait l’ambassadeur de France en Espagne en 2015 : (voir source)

Dans un pays fortement décentralisé comme l’Espagne, les compétences en matière de Tourisme relèvent des gouvernements des Communautés autonomes (CA). Mais, conscient de l’importance du secteur, l’Etat n’a rien cédé de sa compétence générale de coordination des politiques publiques menées avec les régions et en lien avec le secteur privé…

L’organisation de la filière touristique espagnole apparaît ainsi des plus performantes grâce à sa capacité à fédérer et à susciter l’adhésion de l’essentiel des acteurs concernés, publics comme privés, autour d’une stratégie nationale. Sous l’impulsion du SETUR (Secrétariat au Tourisme), cette stratégie s’appuie sur les organismes suivants :
La Conférence sectorielle du Tourisme (présidée par le ministre en charge du Tourisme)
La Commission interministérielle du Tourisme (qui coordonne les actions des intervenants des différents ministères)
Le Conestur (Conseil national du Tourisme où siègent aussi bien des privés que des experts indépendants)
Turespaña (chargé de la promotion de l’Espagne)
Exceltur 

Ce dernier est ainsi décrit :

Exceltur est à la fois un think tank et un lobby du secteur touristique, qui réunit 24 des entreprises les plus emblématiques de la chaîne de valeur du secteur (transport aérien, ferroviaire, maritime ou terrestre, hôtellerie, tour-opérateurs, etc.). Les rapports et études qu’il produit font référence non seulement en Espagne, mais également pour des organismes tels que l’OCDE et l’Organisation Mondiale du Tourisme (OMT). 

C’est ce tissu d’expertise, d’entente et de coopération qui a permis à l’Espagne de parler comme un seul homme et de songer à la fermeture de ses frontières aux touristes étrangers jusqu’au mois de septembre. Sachant bien que ce choc sera amorti par le tourisme local (voir notre article).

Il est donc temps de transformer, comme prévu, l’ONTT en agence de promotion, et de renforcer les structures du Ministère en lui adjoignant un équivalent du CONESTUR espagnol ainsi qu’une Commission interministérielle du Tourisme.

Pour les professionnels, il est peut-être temps qu’ils songent à créer leur propre Exceltur.

Lotfi Mansour

A suivre demain, 3e partie : internationalisation des entreprises et innovation.




Réformes : et si on regardait du côté de l’Espagne ?

N’ayant pas tiré les leçons de nos échecs passés, il nous reste à nous inspirer du succès des autres et, à leur tête, l’Espagne. Les effets de la crise du Covid19 seront sans précédent pour le secteur et ses entreprises. On n’aura pas seulement à endiguer les effets d’une énième crise avec des réformettes, mais à refaire les fondations mêmes du secteur.

 

L’histoire du tourisme tunisien des vingt dernières années est celle d’une succession de crises, suivies de bonnes résolutions qu’on s’est vite empressé d’oublier. 2001 (le 11 septembre), 2002 (l’attentat de Djerba), 2008 (la crise économique mondiale), 2011, 2015 et enfin 2019 (Thomas Cook) : aucune de ces secousses ne semble nous avoir suffisamment ébranlés pour nous conduire à remettre en cause nos dogmes, parmi lesquels :
– le tourisme local est un marché d’appoint,
– le face-à-face public/privé est voué à tenir plus du conflit larvé que d’une véritable coopération,
– l’horizon des entreprises de tourisme (dans le réceptif ou l’outgoing) est limité à la Tunisie.

Dans ces trois domaines, l’Espagne est devenue un modèle qui inspire même les plus grandes destinations comme la France (*).

Comment l’Espagne s’est-elle hissée au 2e rang mondial des destinations ? Comment peut-elle se permettre aujourd’hui d’envisager la fermeture de ses frontières aux touristes étrangers jusqu’au mois de septembre ?
Il y a 20 ans, l’Espagne était comme un “modèle agrandi” de notre destination. Elle en avait tous les problèmes : tourisme « Sol y playa » nécessitant de se diversifier, étroite dépendance envers les TO (et notamment de ceux des marchés allemand, anglais et français), forte saisonnalité, groupes hôteliers familiaux nombreux et concentrés en Espagne… etc.
Les réponses apportées ont, depuis, permis la croissance et la pérennisation du tourisme espagnol. Des réponses et des leçons à tirer que nous allons passer en revue en trois articles.

Dans le premier, nous traitons d’abord du poids du marché local.

Le marché local, une assurance tout risque

En Espagne, le marché local représente 50% du PIB du tourisme. Plus de 90% des voyages organisés des Espagnols se font en Espagne même.
Les Tunisiens, eux, étaient 2,5 millions à voyager… à l’étranger en 2018, ce qui représente 30% du total des arrivées internationales. La Omra à elle seule engloutit plus de 50 millions de dinars chaque année.

Le budget moyen des voyages des Espagnols était de 1651 € en 2018, sachant que le PIB/habitant y dépasse les 36000 US$.
En Tunisie, l’allocation touristique autorisée pour chaque Tunisien est de 6000 Dt (soit 2000 €, en plus de celles allouées aux voyages d’affaires ou AVA) pour un PIB par habitant dix fois moindre que celui des Espagnols, soit 3400 US$. Cherchez l’erreur…

Ces chiffres montrent qu’il est temps d’avoir une vraie stratégie pour le tourisme local qui aille de pair avec une vraie volonté de préserver et d’améliorer la balance touristique, donc de préserver des devises chèrement acquises.

Les entreprises de tourisme qui ne répondent ni à l’un ni à l’autre de ces impératifs ne doivent plus bénéficier du statut d’entreprises touristiques, notamment en matière fiscale.
Les autres doivent être davantage soutenues.

Changer la perception du tourisme par les Tunisiens

En complément de cette stratégie de commercialisation sur le marché local, il serait opportun d’engager une réflexion pour que le plus grand nombre de Tunisiens puisse partir en vacances en Tunisie au moins une fois l’année, et ainsi vivre le tourisme au lieu d’en entendre seulement parler dans les médias.

De nos jours, il est de bon aloi de parler de tourisme durable. Pour qu’il le soit en Tunisie, il faudrait d’abord qu’il devienne acceptable par la population locale et donc qu’elle puisse aussi en profiter.
Des idées comme la Bourse Solidarité Vacances (France) sont à méditer.

Lotfi Mansour

A suivre demain : pour un système de gouvernance performant et participatif.

(*) : dès 2010, l’Espagne était devenue un modèle à suivre pour la relance du tourisme, et le ministère français de l’Economie, de l’Industrie et de l’Emploi commandait à KPMG une étude portant sur une « analyse comparative des centres de profit des industries touristiques française et espagnole ».




Le plan “Tourisme durable” sur les rails

Le plan de promotion du tourisme durable piloté par la GIZ est désormais doté d’une stratégie en 4 points.

 

La GIZ vient de tenir son 1er comité technique pour le plan de promotion du tourisme durable en Tunisie. Il en ressort 4 objectifs que la coopération allemande s’appliquera, en coordination avec le ministère du Tourisme et de l’Artisanat, à mettre en œuvre dans les prochains mois.

L’ambition de ce plan, partie intégrante du programme Tounes Wijhatouna (lire notre article) comme le souligne Sarah Schwepcke, Cheffe du projet Tourisme Durable, est de mettre en valeur « les atouts culturels ainsi que les joyaux naturels dont regorge le pays tout en les rendant accessibles aux visiteurs ». L’impact attendu en est, poursuit-elle, « l’amélioration de la qualité de l’offre, l’intégration de la population locale en créant des postes d’emplois et la consolidation de la place du secteur touristique dans l’économie tunisienne ».

Les 4 objectifs décidés par le Comité technique, précisés par un communiqué, sont les suivants :

  • objectif 1 : la création de nouveaux produits touristiques dans les régions avec les opérateurs concernés en se basant sur le tourisme culturel, le tourisme culinaire et le tourisme actif et de plein air. Les régions cibles seront : Tunis, Zaghouan, le Kef, Mahdia et Tozeur, en choisissant Tozeur et Tunis pour entamer l’exécution du projet pour la première année ;
  • objectif 2 : le développement de routes thématiques autour de la Tunisie en se basant sur les spécificités thématiques dans les régions ; le choix s’est fait sur la création d’une route cinématographique comme point de départ. Des routes culturelles et culinaires sont prévues pour les prochaines années ;
  • objectif 3 : la gestion des destinations touristiques par l’optimisation de l’offre et de la promotion sous forme de DMO (Destination Management Organisations). La priorité sera de créer 4 DMO dans les régions de Tunis-Carthage, le Kef, Zaghouan et Mahdia ;
  • objectif 4 : le développement de nouvelles formes et formats de coopération entre les acteurs de la chaîne de valeur touristique – nationale et internationale.

Rappelons enfin que le projet de « Promotion du Tourisme Durable » est financé par le Ministère Fédéral Allemand (BMZ) et l’Union Européenne et mis en œuvre conjointement par la GIZ et le Ministère du Tourisme Tunisien pour une durée de 5 années avec un budget total de 17,5 millions d’euros.




Tourisme : un vœu pour 2020

Pour l’année qui s’annonce, nous émettons ce vœu à l’adresse des décideurs et des commentateurs : qu’on cesse d’opposer la quantité et la qualité dans l’évaluation du secteur touristique. Car l’une peut entrainer l’autre, comme nous le montre le cas du Portugal.

 

Portugal : quand la quantité fait la qualité

Voici un pays qui se permet une croissance de 50% de ses touristes étrangers (passant plus d’une nuit) entre 2012 et 2017. Ceux-ci ont atteint le chiffre de 23 millions, dont 20,6 millions dans les hôtels. Une augmentation de la demande qui a entrainé le doublement des recettes touristiques : 16 milliards d’euros, contre 8 en 2010.
Les hôtels, eux, améliorent leur recette par chambre disponible de 50%, et leurs prix de 10%.
Et ce sont ces performances dues au “tourisme de masse” qui ont permis au Portugal d’envisager une montée en gamme et une diversification de son tourisme lui permettant déjà de maintenir une forte croissance des recettes : elles atteindront 26 milliards d’euros en 2026.

Au même moment (en 2017), nous n’étions qu’à 5,7 millions de touristes étrangers dont seulement 2,8 millions dans les hôtels.
23 millions de touristes pour une population de 10 millions au Portugal, contre 5,7 millions en Tunisie pour une population de 12 millions. Et dire qu’il s’est trouvé des personnes chez nous pour parler de « risque de sur-tourisme » à propos de nos 9 millions de cette année, alors que le taux d’occupation de nos hôtels n’atteint même pas les 40%…

Encore une précision : ce n’est qu’en atteignant ces chiffres que le Portugal a commencé à enregistrer une flambée des prix du logement due à une mauvaise régulation du logement touristique dans les grandes villes. Ce problème, devenu un enjeu électoral aux élections municipales de 2017, a conduit les autorités à envisager de « limiter » le tourisme à Lisbonne et à Porto.

Bonne méditation et bonne année.

Lotfi Mansour

 Lire aussi : Portugal : comment le tourisme a sauvé l’économie du pays 




Les décideurs du tourisme se mobilisent pour le patrimoine

Le colloque sur le tourisme culturel organisé le 27 novembre par l’ONTT et MCM a réuni l’ensemble des professionnels du tourisme et de leurs fédérations, y compris la Fédération des guides agrées (FGAT), tous convaincus que le tourisme est une chance pour le patrimoine culturel et historique du pays.

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Organisé conjointement par l’ONTT et MCM (éditeur de letourismemagazine.com et tunisiatourism.info), le colloque “Tourisme culturel : ce qu’il faut changer” a permis de préciser les défis qui se posent au pays pour un développement du Tourisme culturel.
Le premier de ces défis, comme l’a souligné René Trabelsi, Ministre du Tourisme et de l’Artisanat, est la mise en pratique du partenariat public/privé (PPP).

En vidéo : extraits de l’allocution de René Trabelsi, Ministre du Tourisme

 


Nabil Bziouech, DG de l’ONTT, a pour sa part exprimé sa déception quant aux résultats de la convention signée il y a trois ans avec le ministère des Affaires culturelles et qui devait, entre autres objectifs, favoriser le PPP dans le domaine du tourisme culturel. (voir ci-après extraits de son discours).

Soumaya Gharsallah-Hizem, chercheuse à l’INP et ancienne directrice du musée du Bardo, a présenté un diagnostic de l’état du patrimoine culturel et de sa gestion. Son intervention sous le titre « Quelle gouvernance du patrimoine pour l’essor du tourisme culturel ? » (voir ci-dessous) dresse la liste des dysfonctionnements et carences existant tant au sein des structures publiques que de la part des musées privés.

Ces appels au changement dans la gouvernance du patrimoine, ainsi que les idées et projets évoqués par les professionnels présents, n’étaient pas pour déplaire aux représentants de l’Union Européenne, Vladimir Rojanski, et de la GIZ, Sarah Schwepcke. Ceux-ci ont présenté le programme “Tounes Wijhatouna” et le volet “tourisme durable et culturel” de ce programme (voir ci-dessous).
“Tounes Wijhatouna” est un programme d’appui (51 millions d’euros) à la diversification du tourisme tunisien, au développement de l’artisanat et à la valorisation du patrimoine culturel.

Malgré l’absence de l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC), qui a décliné notre invitation, un consensus s’est dégagé lors de ce colloque pour que le développement du tourisme culturel ne se fasse pas au détriment du patrimoine, mais au profit de sa préservation en procurant les moyens financiers permettant une telle préservation.

 

Les actes du colloque “Tourisme culturel : ce qu’il faut changer”

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Allocution de Nabil Bziouech, Directeur Général de l’ONTT (extraits) : N. Bzioueche -ONTT

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Vladimir Rojanski (Union Européenne) : le programme “Tounes Wijhatouna”  V. Rojanski Tounes Wijhetouna

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Sarah Schwepcke (GIZ) : “Tounes Wijhatouna”, le volet “tourisme durable et culturel”  S. Schwepcke Tounes Wijhetouna-Volet tourisme

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Soumaya Gharsallah-Hizem, chercheuse à l’INP : la gouvernance du patrimoine  S. Gharsallah Tourisme Culturel




Tourisme : la stratégie en temps de vaches maigres

Le Ministre du Tourisme, René Trabelsi, et le Directeur Général de l’ONTT, Nabil Bziouech, semblent s’accommoder de la quasi-stagnation du budget du secteur (projet 2020 à quelque 150 millions de dinars). Obligés de se muer en cost killers, ils nous dévoilent quelques-unes de leurs pistes.

Ne dites pas au Ministre du Tourisme qu’il est un mauvais ministre parce qu’il n’a pas su augmenter le budget de son ministère. Il vous répondra que « bien au contraire, plus que de mon ministère, j’ai le souci de mon pays et le pays n’a pas d’argent ».
Que faire alors pour un secteur qui rapportera d’autant plus à l’Etat qu’il sera bien promu ? Réponse du ministre : « Les dépenses de fonctionnement doivent être comprimées pour nous donner plus de latitude en promotion ».

Comprimer les dépenses de fonctionnement

En effet, 2/3 du budget sont destinés aux dépenses de fonctionnement du ministère du Tourisme et seulement 1/3 à la promotion. Une règle vieille comme le ministère et qu’on n’a pas su inverser jusque-là.
Ces dépenses de fonctionnement seront donc le “gisement” où le Ministre traquera les coûts “non indispensables”, à commencer par le nombre de représentations à l’étranger et les loyers qui en découlent. « Nous réduirons les représentations par la formation de pools de marchés ; à part la France et l’Allemagne, nous n’avons pas besoin d’une représentation par pays ». Pour certains marchés, « la représentation peut se faire héberger à l’Ambassade de Tunisie, comme ce sera bientôt le cas en Belgique », renchérit le Ministre.

En Tunisie aussi, “la chasse au gaspillage” est ouverte. L’idée au ministère est de « regrouper les différents services de l’ONTT dans un seul immeuble en propriété. L’Etat est propriétaire de plusieurs immeuble vides qui pourraient être exploités à cette fin ».

Normes et label de qualité

Pour le Directeur Général de l’ONTT, Nabil Bziouech, l’urgence est de relancer les réformes, et notamment celles préconisées par les Assises du Tourisme (tenues en 2017) : « Nous concrétiserons au moins un projet dans chacun des six axes retenus par les Assises. Le choix des projets tiendra compte de nos limites budgétaires », déclare-t-il.

Dans l’immédiat, les projets de nouvelles normes hôtelières et de label de qualité Quality Tunisia Tourism (QTT) auront la vedette.
Le premier verra dans les prochains jours la clôture de sa première phase en partenariat avec le GIZ. Il atteindra sa phase finale à la fin de l’année prochaine, pour une application des nouvelles normes hôtelières le 1er janvier 2021.

Quant au label QTT, soutenu par l’Union Européenne, il sera octroyé à la fin de cette année à quatre entreprises touristiques (hôtels, agences de voyages…). L’ouverture des candidatures pour l’ensemble des entreprises du secteur sera effective dès janvier 2020.




Tourisme culturel :  les raisons d’un échec

Tout est fait pour que le patrimoine culturel, de source de richesse, se transforme en gouffre financier. Le manque à gagner est énorme.

Combien de visiteurs de musées et sites historiques compte l’Italie ? 50 millions par an. Et la Grèce ? 18 millions par an. Combien de visiteurs pour notre soixantaine de sites et musées ? 0,8 millions en 2018.
800 000 visiteurs, c’est beaucoup moins que ceux des 24 monuments et palais du Portugal (5 millions en 2017), et le même nombre de visiteurs que le seul Jardin Majorelle à Marrakech.
On peut toujours continuer à palabrer sur le « potentiel extraordinaire de notre magnifique patrimoine », les chiffres sont là pour nous prouver qu’on est loin du compte, loin d’être à la hauteur de notre potentiel. Quand le Colisée de Rome fait 7 millions de visites, celui d’El Jem, comparable et aussi bien conservé, n’en fait que 200 000 (2018).

Pour la Direction générale de l’Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (AMVPPC), ces chiffres sont « de l’ordre de l’acceptable si l’on regarde la place que représente le balnéaire dans le tourisme tunisien ». En gros, l’AMVPPC nous dit : « C’est pas moi, c’est lui ! » et conçoit son rôle non pas comme acteur du tourisme culturel mais comme rentier de ce qu’apporteraient aux portes de nos sites et musées l’administration et les professionnels du tourisme.

De telles contre-performances peuvent-elles s’expliquer par la crise du tourisme vécue depuis 2011 ? Non, ou sinon très partiellement. En effet, en 2010, le nombre de visiteurs n’était que de 2 millions pour l’ensemble des sites et musées et de 400 000 pour l’amphithéâtre d’El Jem.
La seule explication plausible réside dans notre façon de faire, et dans la manière dont sont conçues et agissent les structures dédiées à la promotion du patrimoine et du tourisme culturel. A leur tête, l’AMVPPC.

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Le siège de l’AMVPPC à Tunis

L’AMVPPC et la promotion du patrimoine

En effet, que penser d’une structure dont la quasi-totalité des revenus propres (hors dotation de l’Etat) provient des visites payantes des sites et musées (près de 5 millions de dinars en 2017) mais qui n’en dépense que 4% au titre d’« Aménagement et Entretien » de sites, monuments et musées ?
Que penser d’un établissement public à caractère non administratif dont les salaires engloutissent 70 % des revenus, soit la totalité de la dotation qui lui revient de l’Etat ?
Que penser d’une agence officiellement chargée de la promotion du patrimoine, et qui se propose seulement maintenant (soit 22 ans après la transformation de l’ancienne agence d’exploitation – l’ANEP – en une agence de promotion et mise en valeur) de créer en son sein une Direction chargée de la « Promotion du Patrimoine » ainsi qu’une direction commerciale ? Ce projet de nouvel organigramme, décidé il y a deux ans, est toujours en attente de réalisation.

Last but not least, l’AMVPPC, dans sa vocation comme dans son contrat-objectif 2018-2020, est chargée de promouvoir le tourisme culturel. Mais le comité de suivi de ce contrat-objectif ne compte aucun membre du Ministère du Tourisme.

Tout est donc fait pour que le patrimoine culturel, de source de richesse, se transforme en gouffre financier. Le manque à gagner est énorme.

Imaginons un instant une mise en valeur et une promotion adéquates des sites existants et de ceux non encore exploités, mais auxquels il ne manque pas grand chose pour l’être – Aïn Tounga, Musti… la liste en est longue.
Imaginons une nouvelle stratégie de commercialisation et de communication du Ministère du Tourisme où le patrimoine serait le principal critère de l’attractivité de la destination. Imaginons une AMVPPC œuvrant à attirer un public de connaisseurs et d’amoureux des monuments historiques, au lieu de se contenter des touristes voyageant pour d’autres motivations qui sont, eux, la cible de l’ONTT. L’objectif de 5 millions de visites payantes deviendrait alors fort réalisable (à raison de 80% de visiteurs étrangers et 20% de locaux, comme c’est à peu près le cas aujourd’hui).

5 millions de visites payantes : un objectif accessible

Un tel objectif équivaut à une recette de 44 millions de dinars par an. De quoi renflouer les caisses de l’AMVPPC et de l’ONTT réunis, et peut-être même se passer un jour des millions d’aide de la coopération internationale dont les donateurs commencent à montrer des signes de lassitude : « Tant d’experts, tant d’efforts, tant d’argent et jamais assez… » s’exclamait un ancien responsable de la coopération allemande.
L’objectif de 44 millions de dinars est d’autant plus réalisable que les tarifs d’entrée à nos sites et musée semblent dérisoires par rapport à ceux pratiqués ailleurs. En 2017, la moyenne des prix d’entrée était d’environ 8 dinars, soit moins de 3 euros ; un prix introuvable en Europe (le tarif pour le Colisée de Rome est par exemple de 12 euros). Passer à un prix de 6 euros nous permettrait même de financer des fouilles nouvelles.

A l’AMVPPC, on se cantonne à penser, selon la réponse que nous a donnée la Direction Générale, que « sur plus deux mille sites, monuments et musées potentiellement exploitables – financièrement parlant – seuls une soixantaine sont sur le marché, et l’investissement qu’il faut déployer dépasse le cadre des institutions patrimoniales et du seul ministère des Affaires culturelles ». Donc, botter en touche, encore et toujours.

Ce qu’oublie l’AMVPPC, c’est qu’on peut surtout lui reprocher non pas l’absence de nouvelles ouvertures de sites, mais la bonne « mise en tourisme » de ceux existant déjà.
En effet, l’AMVPPC tire 90% de ses revenus propres des seuls quatre sites de Carthage, Bardo, Kairouan et El Jem. Que fait l’AMVPPC pour les 56 autres sites payants ?
Ce n’est certainement pas la participation de l’Agence à deux salons de croisière (aux USA et à Barcelone) qui va apporter des visiteurs à Bulla Regia, Makthar ou Haïdra.

Ceci nous amène à penser que le développement du tourisme culturel suppose au moins :

  • une évolution des missions, du financement et de la gouvernance de l’AMVPPC ;
  • une nouvelle stratégie de communication de l’ONTT mettant au cœur du positionnement de la destination sa richesse patrimoniale* ;
  • et enfin une meilleure coordination entre les ministères du Tourisme et des Affaires Culturelles.

Lotfi Mansour

NB : les chiffres sur l’AMVPPC sont extraits du Contrat-objectif 2018-2020 de l’Agence avec le Ministère des Affaires culturelles.

(*) Pour plus de détails, voir le livre « Le Tourisme est mort, vive le tourisme » par Lotfi Mansour, Dad éditions.




Thomas Cook ou le syndrome “too big to fail”

Seuls les connaisseurs du secteur ne pouvaient pas croire à une faillite de Thomas Cook. Explication.

 

Alors qu’une conférence de presse sur la faillite de Thomas Cook vient d’être tenue par le Ministre du Tourisme (photo), l’opinion semble obnubilée par la recherche d’un coupable avec l’argument : « C’était prévisible et on aurait dû le prévoir ». Même si son impact sur l’hôtellerie tunisienne reste circonscrit, et relativement restreint par rapport à d’autres destinations.

Certains politiciens ont vu dans cette faillite l’occasion d’accrocher le Ministre du Tourisme, René Trabelsi ; d’autres, une défaillance dans la gestion des hôtels. A les croire, on aurait dû faire mieux que les Grecs, les Turcs, les Espagnols et toutes les destinations aux moyens incomparablement supérieurs aux nôtres…

Au sein des professionnels, la réaction presque commune est de dire : « Qui l’aurait cru ? ».
En effet, Thomas Cook fait partie des trois mastodontes du tourisme européen et mondial. Sa taille est si prépondérante dans le secteur que personne ne pouvait douter qu’il serait renfloué.
A l’image des grandes banques maintes fois renflouées pour leur éviter la faillite, on a pensé que Thomas Cook le serait aussi, surtout après le plan de sauvetage de l’actionnaire chinois Fosun qui avait mis sur la table 900 millions d’euros. Un plan qui semblait tenir la route et auquel il fallait ajouter 200 millions.

Le gouvernement britannique a préféré sacrifier la société plutôt que de la renflouer, sous prétexte que son « business plan n’était pas convaincant » et quitte à dépenser dans la foulée le double de l’aide demandée.
Comme Barack Obama pour Lehman Brothers, Boris Johnson, le Premier Ministre britannique, a décidé de laisser tomber Thomas Cook. L’aurait-il fait si Thomas Cook n’était pas si allemand ? Condor, lui, vient d’être secouru par les autorités allemandes avec 380 millions d’euros. Prions que le reste des filiales de Thomas Cook le soient aussi par leurs gouvernements respectifs.

Mais revenons à nos moutons (ou plutôt à nos ânes) qui sont allés jusqu’à insinuer une “collusion tunisienne” dans cette faillite. Alors que la seule faute des professionnels tunisiens, à l’instar des professionnels du monde entier, est peut-être d’avoir été trop bien informés de ce que représentait Thomas Cook dans le tourisme mondial : une société “too big to fail”. Et de lui avoir consenti, comme du reste tous les hôtels du monde entier, des délais de paiement excessifs (60 jours, extensibles d’un mois grâce à une clause de non paiement durant un mois par trimestre).

Suite des évènements

Lors de la conférence de presse tenue hier par le Ministre du Tourisme René Trabelsi en présence de l’Ambassadrice britannique et des présidents des fédérations professionnelles tunisiennes , promesse a été faite par le Ministre de proposer un CMR afin d’étudier la possibilité d’un report de paiement de certaines taxes sous forme d’un “crédit d’impôt”.

Concernant les clients séjournant actuellement en Tunisie, seule la situation des Britanniques est clarifiée (prise en charge des séjours par l’arrangement ATOL-gouvernement britannique de ceux séjournant du 23 septembre au 6 octobre).
Pour les autres nationalités, faute de réponse des filiales concernées, les hôtels tunisiens pourraient demander le règlement par les clients qui se feraient ensuite rembourser selon les règles de la directive européenne des voyages à forfait (en application depuis le 18 juillet 2018) laquelle stipule que le voyagiste doit prévoir la poursuite du séjour et le rapatriement de ses clients en cas de faillite.

Lotfi Mansour