Malte et la Tunisie, histoires croisées

Entre Malte et la Tunisie il y a la langue, l’histoire, Darghouth, les cochers, les maqroudhs, la sœur d’Elyssa…

Ne dites plus « Malta hnina, khobs wa sardina ». Les Maltais ne vivent plus dans la pauvreté, et tirent des revenus conséquents du transport maritime, des casinos en ligne, des services bancaires et… du tourisme, domaine dans lequel ils nous font concurrence.

Mais c’est bien la misère qui les a conduits jadis à s’installer par milliers en Tunisie. Cochers, éleveurs de chevaux de course, maçons, tonneliers, tenanciers de bars, pêcheurs ou chauffeurs de taxi… il fut un temps où les Maltais faisaient partie du paysage, que ce soit à Tunis, Sfax, Nabeul ou Djerba. Au 19e siècle, ils représentaient plus de la moitié des chrétiens installés en Tunisie, et jusqu’aux trois quarts dans certaines villes du littoral. Des chrétiens qui se mêlaient facilement aux Tunisiens grâce à leur proximité linguistique. Car la langue maltaise est à l’origine un dialecte arabe, et plus précisément tunisien.

 

La langue maltaise, héritage tunisien

Petit archipel rocheux (316 km2 au total, moins que Djerba !) perdu au milieu de la mer quelque part au sud de la Sicile, Malte a été conquise par les Arabes de Tunisie peu après cette dernière, en 870. Passant du règne aghlabide à celui des Fatimides, puis sous la domination des Normands tolérants et ouverts à la civilisation arabe, elle restait encore majoritairement musulmane lorsque Malte a été rattachée, avec la Sicile, au Saint Empire Romain Germanique. Jusqu’à ce que les derniers musulmans soient forcés à la conversion ou à l’exil, au milieu du 13e siècle.

De ce passé musulman, Malte n’a gardé quasiment aucune trace matérielle, si ce n’est quelques pierres tombales. Elle est aujourd’hui un des pays les plus catholiques d’Europe.  Mais elle a conservé un héritage immatériel de ses conquérants du 9e siècle : la langue. Un dialecte arabe, plus précisément tunisien, transcrit en lettres latines, et dont la prononciation a évolué au fil des siècles tout en s’enrichissant de nombreux mots italiens et anglais (car Malte a été britannique pendant un siècle et demi). Le maltais est donc un cas unique au monde : une langue sémitique écrite en caractères latins, et un dialecte arabe promu au rang de langue officielle.

1. Vu dans le village de Kercem. De l’arabe tunisien, 
le maltais a conservé la grammaire et même les noms 
des jours (“gimgha”= jemaâ) et des mois (“awissu”).

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2. Une notice sur la Malte préhistorique, au musée archéologique
de La Valette, qu’on pourrait retranscrire ainsi :
« Er-rabta beyn el bni-adam wal “animali” hiya “complessa” wa “affascinanti”… »

Ci-dessous, en prononciation approximative (à noter : le X se prononce “ch” et le G se prononce “j”) :
1. « Khrouj mhouch “permess” ». 2. « Naddhaf wara l-“pet” taâk ». 3. « Tarmich barra »

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Des noms et des lieux

A Malte, les noms des villes sont presque tous d’origine arabe, à commencer par l’ancienne capitale Lmdina – aujourd’hui une ville-musée – et son ancien faubourg Rabat. La ville principale de Gozo, la deuxième île de l’archipel, s’étend au pied d’une citadelle et s’appelle aussi Rabat ; c’est du moins ainsi que la nomment couramment les Maltais, car son nom officiel est aujourd’hui Victoria, en l’honneur de la reine d’Angleterre.
Impossible de citer tous les autres noms de lieux d’origine arabe : Sliema (Slama), Iz-Zejtun (Zeitoun), Ghajn Tuffieha (Aïn Touffaha), In-Nadur, Il-Mellieha, Il-Qala ta’ San Niklaw…

Et les noms des îles elles-mêmes ? La deuxième île de l’archipel, Gozo, était connue dans l’Antiquité sous le nom de Gaulos, puis Gaudos ; les Maltais l’appellent toujours Ghawdex. La troisième, Comino, a pour nom maltais  Kemmuna : souvenir d’une ancienne spécialité de l’archipel maltais ? Au Moyen Âge, le cumin était, avec le coton, une de ses principales productions.

Quant au nom de Malte elle-même, il vient de Melita, son nom antique. Selon certains, ce nom dériverait du latin mel (miel). Et il est vrai que Malte est aujourd’hui réputée pour son miel. L’importance de l’apiculture sur l’archipel était déjà signalée au Moyen Âge par Al-Himyari et Al-Idrissi – on peut même voir à Xemxija (prononcer “chemchiya”) une ruche ancienne formée d’un grand nombre de niches creusées dans le roc.
Mais selon d’autres, le mot Melita aurait pour origine le phénicien mlt (halte, refuge)… En effet, Malte était appréciée tout au long de l’histoire pour ses ports naturels bien abrités. Et c’est le Grec Diodore de Sicile qui, le premier, a mentionné Melita comme une fondation phénicienne et un refuge sûr pour leurs bateaux ; elle était déjà à cette époque sous domination romaine.

Diaporama : Balcons fermés, toits en terrasses, volutes en fer forgé, maisons tournées vers l’intérieur…
les villes maltaises ont conservé l’allure des anciennes médinas…

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1. Cette pierre tombale d’une certaine Maimouna, entièrement calligraphiée en caractères coufiques et datée de 1174, aurait été découverte à Gozo (12e s.). 2. Bas-relief (musée de la Valette).
3. Des pierres tombales découvertes à Rabat (11e s.).
 

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Dans l’orbite de Carthage

Les auteurs anciens racontent qu’un roi de Malte appelé Battus était en bons termes avec la reine Elyssa de Carthage ; et que lorsque celle-ci mourut en se jetant dans un brasier, sa sœur Anna trouva refuge à Malte auprès de ce roi. En réalité, c’est bien comme colonie phénicienne que Malte apparaît dans l’histoire écrite. Diodore de Sicile, le premier, mentionne les îles de Malte et Gozo. Elles offraient aux commerçants phéniciens une escale idéale sur la route de Carthage, Djerba ou Motyé, à bonne distance de la Sicile orientale alors colonisée par les Grecs. C’est ainsi que Malte est passée plus tard dans l’orbite de Carthage, avant de se soumettre à la domination romaine.

Curieusement, ces grandes civilisations n’ont pas laissé beaucoup de vestiges sur Malte. En revanche, le pays s’enorgueillit d’avoir conservé les plus vieux temples mégalithiques du monde, témoignage d’une civilisation préhistorique qui a laissé aussi d’étonnantes sculptures. Des vestiges qui permettent à Malte de proclamer ses « 7000 ans d’histoire ».

Diaporama : Malte aux temps anciens.
1. La statue préhistorique surnommée “The Sleeping Lady” – en maltais “Il-Mara Rieqda”. 2. Un sarcophage phénicien en terre cuite. 3. Une urne funéraire en verre de l’époque romaine.

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Ci-dessous : les mosaïques de la villa Domus Romana, à Rabat, sont d’une grande finesse.

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Djerba, Kerkennah, Malte… histoires d’îles

Malte a beaucoup en commun avec les grandes îles tunisiennes, à commencer par son nom antique, Melita, qu’on retrouve dans nos deux Mellita de Djerba et de Kerkennah. Mais aussi dans d’autres îles de Méditerranée comme Mljet (ou Meleda) en Croatie.

L’histoire médiévale de ces îles s’est souvent croisée. Malte et Djerba ont longtemps traîné une réputation de “repaires de pirates”. C’est sous ce prétexte qu’en 1135, le roi normand Roger II de Sicile envahissait Djerba – début de la conquête de toute la côte d’Ifriqiya, qui sera perdue par son successeur. En 1284, les Aragonais, qui viennent de conquérir Malte, envahissent et pillent Djerba ; ils n’y resteront qu’une cinquantaine d’années.
Au 15e siècle, les Maltais sont à nouveau sous la menace des “Sarrazins” qui emmènent en captivité un grand nombre d’habitants, dont l’évêque de Malte. En représailles, Kerkennah est pillée par les Aragonais, et 3000 de ses habitants faits prisonniers.
Puis c’est le sultan hafside Abu Faris qui lance 70 bateaux et 18 000 hommes pour dévaster Malte, faisant à son tour plusieurs milliers de prisonniers. Les îles resteront ainsi, de longs siècles encore, l’enjeu de combats entre puissances rivales, Aragonais contre Hafsides, puis Espagnols contre Ottomans.

Au début du 19e siècle, quand la pauvreté et l’explosion démographique poussèrent nombre de Maltais à l’exil, ils choisirent d’abord Ghar El Melah (Porto Farina) et Djerba. Dans un premier temps, pour s’y livrer à la piraterie et à la contrebande, puis, plus paisiblement, à l’agriculture et à la pêche aux éponges.
A Djerba, les Maltais, quatre fois plus nombreux que les autres Européens, se regroupaient autour du Fondouk al-Malti. C’est eux qui ont bâti l’église de Houmt-Souk, en 1857, dans le style baroque de leurs propres églises.

A Malte (comme à Djerba) l’eau est rare et précieuse – au point qu’on a recours aujourd’hui au dessalement de l’eau de mer. Et dans les fermes traditionnelles appelées razzett, les chambres en étage sont appelées ghorfas – comme dans les menzels de Djerba.

1. Le fort Ghazi Mustapha de Djerba : Malte et Djerba ont toutes deux été
de grandes bases de corsaires.

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 2. L’église de Houmt-Souk, construite en 1857
par la communauté maltaise de Djerba.

 

Pirates, corsaires et batailles navales

S’il est un domaine où Maltais et Tunisiens se sont longtemps disputé la première place, c’est celui de la piraterie et de la “course” – cette sorte de “guerre économique” pratiquée par les corsaires qui, avec l’aval de leur gouvernement, pillaient les villes et les navires de commerce ennemis.
Dès le Moyen Âge, des “pirates barbaresques” sévissaient aux abords de Malte qui devint une base de corsaires, tandis que les Hafsides encourageaient les premiers corsaires musulmans.

Mais ce sont les Chevaliers de l’Ordre de Saint-Jean qui ont fait de la course une véritable industrie. Fondé à Jérusalem au temps des Croisades, cet ordre, après des exils successifs, avait obtenu des Espagnols la souveraineté sur Malte (et, en prime, sur la ville de Tripoli) en 1530. Face au manque de ressources de leur nouvelle patrie, se posant en défenseurs de la Chrétienté, les Chevaliers ont fait de la course la première activité économique de l’île. Et participaient aussi aux expéditions espagnoles contre la Tunisie.
En face, les Ottomans prenaient à leur service les plus redoutables corsaires de Tunisie, et à leur tête Kheireddine Barberousse et Darghouth (Dragut). Darghouth, le héros de deux batailles navales mémorables à Djerba contre la flotte espagnole, est détesté des Maltais : en 1551, il a repris Tripoli à l’Ordre de Saint-Jean, et massacré la population de Gozo. Or c’est à Gozo, justement, que le corsaire tunisien devait mourir quelques années plus tard et être enterré. Il participait au Grand Siège de Malte pour le sultan Soliman, en 1565 ; un long siège repoussé par un certain Jean Parisot de la Valette. Ce Grand Maître de l’Ordre de Malte est le fondateur de l’actuelle capitale à laquelle il a donné son nom.

A Malte comme à Tunis, la course fera rage encore deux siècles, générant un énorme commerce d’êtres humains : prisonniers libérés contre rançon, ou vendus comme esclaves. C’est ainsi qu’au début du 18e siècle, Malte comptait dix mille prisonniers algériens et tunisiens. Tandis qu’à Tunis, les esclaves chrétiens se comptaient aussi par milliers – parmi lesquels sans doute bon nombre de Maltais…

 

Des chevaux et des hommes

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Les Maltais aiment les chevaux. Ceux qui ont émigré en Tunisie au long du 19e siècle et leurs descendants étaient bien connus comme conducteurs de calèches. A Tunis, leur quartier de prédilection était Bab El Khadhra et les écuries y étaient nombreuses. Claude Rizzo raconte, dans son roman “Le Maltais de Bab El Khadra”, que l’écurie familiale était attenante à l’immeuble d’habitation et qu’elle servait même à accueillir les fêtes de mariage ou de baptême.
A Malte, les calèches sont toujours présentes dans toutes les villes. Et en hiver, des courses de chevaux ont lieu tous les dimanches à l’hippodrome de Marsa, près de la Valette.

Mais les Maltais ont une autre passion : les oiseaux en cage, auxquels est dédié un marché qui se tient à la Valette tous les dimanches matins.

 

Itinéraires maltais en Tunisie

C’est au début du 19e siècle que la surpopulation, les épidémies et les difficultés économiques ont poussé les Maltais par milliers sur les routes de l’exil. Dans les années 1840, 20 000 Maltais vivaient en Algérie, en Tunisie, à Tripoli, en Egypte, en Grèce ou à Istanbul. Changeant de pays souvent, et dans leur grande majorité, retournant finir leurs jours à Malte.

En Tunisie, ils étaient 6 à 7000 vers 1840, contre environ 4000 Italiens et 250 Grecs. On en comptait 12 000 vers la fin du siècle. Selon les observateurs de l’époque, ils travaillaient souvent avec les Tunisiens, pêchant aux mêmes endroits, se livrant à des petits commerces, servant d’intermédiaire avec les autres Européens grâce à leur faciliter à parler l’arabe. Des gens modestes le plus souvent, petits artisans et commerçants, pêcheurs, sans oublier les inévitables conducteurs de calèches. Des petits éleveurs aussi : les premiers immigrés sont venus avec leurs chèvres, bonnes productrices de lait.

Sous le Protectorat, ils disparaissaient des statistiques après s’être vu octroyer la nationalité française en 1921. De Tunis à Djerba en passant par le cap Bon et Sfax, on trouvait les familles Micallef, Zammit, Vella, Zarb, Fenech, Xuereb, Cacchia, Muniglia, Spiteri, Vitale, Lupo, Ellul, Gutilla, Montalano, Phillipi, Abelto, Bastianini, Borg, Debono, Barbara, Bartolo, Damato, Farrugia, Gili, Briffa, Caruana… Quelques-uns réussirent à s’élever dans la société en devenant médecins, avocats, négociants… Ainsi, J. G. Ellul, architecte de la Villa Boublil en style Art Déco à Tunis-Belvédère, était le petit-fils d’un immigré maltais.

 

Délices de Malte

malte4Les gâteaux les plus célèbres de Malte sont les Imqaret (prononcer im’aret), pluriel de Maqrut. De vrais maqroudhs coupés en losange, fourrés à la pâte de dattes et frits dans l’huile ou, de nos jours, cuits au four pour être plus légers. Seules différences, la pâte à base de farine et non de semoule, et le parfum (zeste d’orange et anisette ou cannelle). Au goût, ce gâteau ressemble au kaak de Kélibia et Menzel Temime.
Les Maltais ont aussi leur propre kaak bil-assel, qu’ils écrivent Qagħaq tal-Għasel ; un gâteau en forme de couronne, non pas au miel, mais fourré d’une pâte de semoule cuite dans de la mélasse noire.

Plus léger que tous ces gâteaux, on pourra préférer déguster la petite poire “bambinella” : exportée avec succès au Royaume-Uni, elle est identique à notre poire ambri. Malte et la Tunisie sont les deux seuls pays à la produire.

 

Les clefs de la réussite ?

Il y a sans doute peu de pays plus mal pourvus par la nature que Malte. Minuscule, aride, rocheux, dépourvu de bonnes terres cultivables, et éloigné de tout – sauf de la Sicile dont il dépendait jadis – l’archipel n’avait pas beaucoup de choix pour survivre au cours de son histoire. Guère étonnant qu’il ait été souvent un repaire de pirates et de contrebandiers. Cependant les Chevaliers de l’Ordre de Malte ont trouvé des moyens ingénieux pour développer leur économie. A partir du 17e siècle, ils offraient aux équipages des navires de commerce des soins gratuits dans leur immense hôpital (une vocation de l’Ordre depuis sa fondation à Jérusalem) en même temps que des entrepôts pour stocker leurs marchandises avec des prix de magasinage très avantageux. Ce qui a fait de l’archipel un carrefour du commerce entre l’Orient et l’Occident.

De nos jours aussi, Malte joue des cartes originales pour porter son économie : plateforme logistique pour le commerce maritime, pavillons de complaisance, régime fiscal avantageux… et dans le tourisme, des niches comme la plongée sous-marine, la plaisance et les séjours linguistiques. Un exemple à méditer…




Expo : sauvez les hammams !

Une exposition inédite : 19 photographes et artistes portent un regard neuf sur les hammams de Tunis, un patrimoine exceptionnel menacé d’oubli.

L’association “L’mdina wel Rabtine /Actions citoyennes en médina” est une association de riverains de la Médina de Tunis – et en particulier de ses nouveaux habitants, artistes, intellectuels, citadins venus des quartiers modernes ou de la banlieue nord, tombés sous le charme de la ville historique au point d’y élire domicile. Elle s’investit aussi pour la sauvegarde de ce patrimoine fragile. C’est ainsi qu’elle a lancé une enquête sur les hammams, se plongeant dans les cahiers de taxes municipales (Kharruba) du XIXe siècle.

Or les hammams historiques de Tunis vont mal. Coûts élevés de chauffage et d’entretien, désintérêt de la jeune génération… leur nombre a été divisé par deux depuis le XIXe siècle. Et pourtant ils sont une part intégrante de la mémoire collective.

Pour attirer l’attention sur cette situation, l’association a invité 19 photographes tunisiens et européens à se pencher sur des hammams peu connus de la Médina – certains abandonnés, d’autre encore en activité, certains remontant au Moyen Age. Résultat de cette rencontre inédite : une exposition de 114 photos pour tirer de l’oubli ce riche patrimoine, racontant aussi bien l’architecture que les rituels et les ambiances.

Des images souvent poignantes au premier abord : murs lépreux, carrelages d’un autre âge, petites gens et objets dérisoires… boîtes de conserve à tout faire, livres de compte consignant des sommes si modestes – 1,800 dinars le hammam “2ème classe” et 2 dinars avec maqsoura, tarif uniforme dans toute la médina – dans des lieux qui sont parfois de véritables monuments historiques. Sans parler de ceux qui, comme le hammam El Metihra, sont complètement à l’abandon.

Et pourtant les photographes ont su saisir aussi : la gaieté et la fraternité, les visages luisants de bien-être, les jeunes masseurs aux corps bodybuildés, une cigarette dans une main de femme, de vieux habitués perdus dans leurs songes…hammams-3

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Autant que des architectures, l’exposition raconte et donne à voir des histoires d’hommes et de femmes, des expériences vécues. Les témoignages des artistes se succèdent :

… « déserts, [les hammams] sont tristes, presque fantomatiques… »

… « des hommes et des femmes, saisis dans une intimité à la fois réelle et policée, dédiés pleinement à leur corps sans l’offrir au regard du photographe… »

… « c’est souvent en chantant et en dansant qu’ils [les masseurs] vous feront grimacer, le gant de crin à la main… »

… « le temple du matin et le médecin de la vie sociale… »

… « face aux sourires, à la joie, à l’absence de pudeur et à la liberté… »

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… « tel ce tunnel depuis lequel les mourants déclarent avoir vu l’au-delà, je perçois à partir d’une lucarne, haut perché, une lumière… »

L’exposition n’est qu’un des axes d’action d’un projet plus vaste. L’association a organisé des visites guidées, établi une carte des hammams – en activité, fermés ou démolis – et recueilli des témoignages approfondis auprès des propriétaires. Elle compte aussi faire des médiations entre les propriétaires et les institutions et accompagner les propriétaires à la recherche de solutions économiquement viables.

Palais Kheireddine, jusqu’au 30 juillet 2014. Sur Facebook.
En partenariat avec la Maison de l’Image, avec le soutien de l’Institut Français et de l’Ambassade de Suisse.

Les affiches de l’exposition (à g. : photo Mohamed Amine Abassi, à dr. : photo Arnaldo Gentrini)affiche finale regards posŽs.indd




“L'indice d'une suite” : cinq artistes à suivre entre Paris et Tunis…

L’exposition “L’indice d’une suite”, une aventure collective de Tunis à Belleville et retour…

Quand cinq jeunes artistes tunisiens se retrouvent du côté de Belleville pour inventer ensemble une exposition, sous l’œil d’un critique d’art, et en interaction avec les passants dans un lieu ouvert au public, que peut-il se passer ? Réponse à Paris le 20 juin…

Ce projet au long cours, baptisé “L’indice d’une suite”, initié début 2014, conduira à petits pas jusqu’à un nouveau workshop et une nouvelle exposition “augmentée”, à Tunis cette fois, au premier trimestre 2015. Un projet imaginé par l’association d’échanges culturels franco-tunisiens Kasbah Nova, et animé par l’équipe de l’espace d’art parisien Glassbox pour un atelier original basé sur la rencontre.

Pour les jeunes artistes sélectionnés, une occasion rare de travailler ensemble et de se confronter à des regards différents. Et sans doute des interactions intéressantes avec le voisinage dans l’espace Glassbox, une “boîte de verre” ouverte sur ce quartier populaire et… très tunisien.

Les participants : Ali Tnani et ses installations techno insolites. Selim Ben Cheikh et ses calligraphies de barbelé sur plexiglas. Rania Werda et ses femmes sans visage noyées dans les enluminures. Othmane Taleb et ses foules inconscientes et contradictoires. Hela Lamine et son “Festin des affamés” au goût écœurant de sucreries.

En haut :  Selim Ben Cheikh, “Arabian Spider”. Rania Werda.
Ci-dessous : Othmane Taleb, “Crowd on water2”. Ali Tnani, “Crakling data Machine”. Hela Lamine, “Festin des affamés”.

Atelier ouvert au public jusqu’au 19 juin, exposition du 20 au 28 juin 2014, espace Glassbox : 4, rue Moret, 75011 Paris (du mercredi au samedi de 14h à 19h).

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Paul Klee : un peintre qui nous ressemble

« Pays qui me ressemble », a noté Paul Klee dans son Journal lors du voyage qu’il a effectué de Tunis à Kairouan, en avril 1914, il y a tout juste cent ans, en compagnie de ses deux amis peintres August Macke et Louis Moilliet.
Cette affinité que l’artiste a ressentie avec la Tunisie, les artistes tunisiens le lui ont bien rendu. Du peintre Néjib Belkhodja au cinéaste Naceur Khemir, nombreux sont ceux qui se sont reconnu une dette envers le peintre suisse allemand. Un peintre considéré comme l’un des grands pionniers de la peinture du 2Oe siècle, même s’il renvoie une image moins flamboyante qu’un Picasso ou un Dali.

C’est justement la modestie qui frappe tout d’abord dans l’œuvre de Paul Klee. Son goût pour les tout petits formats rappelle l’art de la miniature. Et si c’était là son premier point commun avec les arts de Tunisie ? De Tunisie justement, Paul Klee avait rapporté des petites aquarelles anonymes dans le style des peintures sous-verre, comme on en vendait alors dans les souks, et représentant des villes fantastiques, des personnages héroïques. Et à propos des paysages tunisiens, il a noté : « Partout règne une grande mesure ».

Ce n’est pas complètement par hasard que Klee a voulu visiter la Tunisie. Il était en effet persuadé d’avoir des origines “orientales” par sa mère, dont la famille venait de Provence. En 1914, il cherchait sa voie en tant qu’homme et en tant qu’artiste. Il l’a trouvée en Tunisie, à Kairouan, où il a eu cette illumination : « La couleur et moi ne faisons qu’un. Je suis peintre » – un passage de son Journal souvent cité et qui montre combien ce voyage a été fondateur… même s’il n’est pas tout à fait authentique puisqu’on sait maintenant que le peintre a réécrit son Journal longtemps après son retour.

 

klee5_Paul Klee vu par la peintre Gabriele Münter (à gauche) et vu par lui-même sous forme d’une marionnette (à droite).

 

Durant son séjour qui n’a duré que deux semaines à peine, Klee a réalisé une trentaine d’aquarelles. On connaît bien ces petits tableaux en taches de couleur carrées et rectangulaires, où se distingue parfois une petite coupole, une silhouette de chameau. En réalité, ces aquarelles ne sont pas très différentes de ce que l’artiste peignait juste avant son voyage, comme l’a souligné Michael Baumgartner, Directeur des collections au Centre Paul Klee de Berne, lors d’un colloque tenu à Tunis le 10 avril dernier. On peut dire aussi qu’elles ressemblent à ce que ses amis Macke et Moilliet ont peint à côté de lui pendant ces heureuses journées de printemps.

Pourtant, au-delà des tableaux réalisés en Tunisie même, il est permis de rechercher dans ce qu’il a peint bien plus tard, et jusqu’à la fin de sa vie, l’écho de la grande moisson d’émotions accumulées au cours de son voyage. Lui-même écrivait au moment de quitter le rivage tunisien : « Ma charrette est pleine… La grande chasse est achevée. A présent, je dois débiter le gibier ».
Chez Klee, l’imprégnation a été profonde et durable. On trouve dans son œuvre une infinité de styles différents, si bien qu’on peut dire de lui qu’il est un artiste inclassable. Qu’a-t-il ramené de Tunisie ? Ces villes imaginaires en lignes brisées – comme un écho à la première vision qu’il a eue en arrivant, celle du village de Sidi Bou Saïd ? « Architecture blanche strictement rythmée… incarnation d’un conte de fées… », notait-il.
Dans ses paysages nocturnes qui semblent chargés de toute la poésie des contes, n’y a-t-il pas comme le souvenir de la fascination ressentie lors d’une nuit de pleine lune à St Germain près de Tunis (aujourd’hui Ezzahra) : « Le soir est indescriptible… Ce soir est inscrit profondément en moi pour toujours » ? Les signes mystérieux, lettres isolées, flèches, lignes brisées, qu’il sème à travers ses tableaux n’évoquent-ils pas les tapisseries de Gafsa qu’il a eu l’occasion d’admirer ?

La Tunisie qu’a vue Paul Klee était sans doute bien différente de celle d’aujourd’hui. A l’époque, le désert s’étendait au pied des remparts de Kairouan – un contraste qui l’a frappé et qu’il a peint à plusieurs reprises. Les villes étaient plus colorées qu’aujourd’hui : comme le raconte Naceur Khemir dans le film “Klee en Tunisie” du réalisateur suisse Bruno Moll, le Baron d’Erlanger n’avait pas encore imposé le bleu et blanc à Sidi Bou Saïd, une norme reprise ensuite par les autres villes. La culture populaire était bien vivante ; symboles et signes ancestraux remplissaient encore la vie de tous les jours.
Cependant la lumière et les couleurs de la nature au printemps n’ont pas changé et sont l’occasion de se rappeler, à un siècle de distance, la rencontre heureuse d’un peintre venu du nord et d’un pays du Sud dans lequel il s’est reconnu.

 

klee2Des œuvres de Klee réalisées longtemps après son voyage en Tunisie : calligraphie arabe ? vision de Sidi Bou Saïd ? …

klee3_… Signes berbères ? souvenir d’une nuit enchantée ?

 

klee-4_Parmi les aquarelles peintes par Klee en Tunisie : Kairouan et St Germain près de Tunis (aujourd’hui Ezzahra)




Mariées de la Révolution, une exposition à l’Institut du Monde Arabe

Quand une photographe chinoise de France s’interroge sur la place des identités traditionnelles dans le monde contemporain, elle finit par se pencher sur le cas de la Tunisie post-révolution. Sous son objectif, des femmes tunisiennes d’aujourd’hui ont revêtu les somptueux costumes de mariage de leurs mères. Et voilà que leur regard, leur attitude, la mise en scène nous parlent du poids des traditions en même temps que de leur richesse et des menaces qui pèsent sur elles.

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Certaines femmes ont pris des poses théâtrales, d’autres paraissent soumises, pensives ou le regard plein de défi… La photographe a prolongé le jeu en inventant un formidable costume de mariage en barbelés et bâches de chantier, typique de notre époque… Et plus loin, un voile intégral noir arborant, à l’emplacement du visage, une petite poupée bédouine – souvenir de la femme tunisienne disparue ? Des photos qui émeuvent et interrogent sur ce qui restera de cet héritage après les bouleversements en cours.

En écho, une vitrine expose d’étonnantes sculptures de tissu et de papier sur le thème du vêtement féminin traditionnel de Tunisie, dues à la Tunisienne Mariem Besbes.

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Exposition “L’envers des corps”  à l’Institut du Monde Arabe à Paris, photographies de Diana Lui et créations textiles de Mariem Besbes (jusqu’au 9 mars 2014).

 



Sur la trace des Tunisiens : la Sicile arabe et normande

(2ème partie) Partie de Sousse en l’an 827, une armée de volontaires tunisiens a entrepris la conquête de la Sicile byzantine ; point de départ d’un âge d’or auquel a participé un melting-pot de cultures et de religions. Depuis, les liens étroits entre l’île italienne et la Tunisie ne se sont pas démentis.

La conquête de la Sicile par une expédition tunisienne, au 9e siècle (lire aussi La Sicile sur les traces des Tunisiens 1ère partie), ne déboucha pas tout de suite sur un pouvoir stable. C’est seulement sous les Fatimides qu’une nouvelle dynastie d’émirs a pu ouvrir une ère de prospérité, et implanter sur l’île une nouvelle civilisation qui la marquera pour des siècles. Poésie, agriculture… L’irrigation se développe, le coton, les agrumes, les légumes, la canne à sucre sont cultivés à grande échelle… Palerme, devenue capitale, est si florissante qu’elle est rebaptisée Medinat Siqillya, la Médine de Sicile. Selon Ibn Hawqal, la ville comptait pas moins de trois cents mosquées de quartier.
Il reste pourtant sur place peu de vestiges de cette période. Si l’héritage arabe est resté très présent en Sicile, c’est parce qu’il a été repris à son compte par ceux qui y régnèrent après les émirs arabes : les rois normands.
Des chevaliers normands ont en effet pris le pouvoir en Sicile au 11e siècle. Ces Français, les Hauteville, lointains descendants de vikings, étaient pourtant de simples mercenaires qui guerroyaient auparavant  en Italie du Sud. Ils réussirent à chasser les derniers princes musulmans et à établir un royaume à Palerme, au moment même où leurs cousins de Normandie, conduits par Guillaume le Conquérant, envahissaient la Grande-Bretagne.

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1.2. 3. L’imam de Mazara del Vallo avait rédigé une fatwa à la demande des musulmans de sa ville, qui s’interrogeaient sur la conduite à tenir après la conquête normande. Il a fait preuve de tolérance, s’abstenant de condamner ceux qui demeuraient en terre chrétienne. L’imam a une rue à son nom dans un quartier aux ruelles étroites qui porte encore le nom de Casbah.

4. Le village perché de Caltascibetta, un nom dérivé de l’arabe “qalaat”, citadelle. Beaucoup de villes et villages ont des noms d’origine arabe : Caltabellotta (de “qalaat el-ballut”, citadelle des glands), Sciacca (de “chaqqa”, fissure), Marsala (de “marsa el-ali”, port haut), Misilmeri (de “menzel el-emir”, résidence de l’émir), Gibellina (de “jebel”, montagne), Caltagirone, Caltanissetta (de “qalaat”)…
Certains noms de famille siciliens sont typiquement tunisiens comme Buscetta (Boussetta), Sciascia (Chachia)…

 

Des Tunisiens en Sicile

Avant l’arrivée des Normands, la Sicile avait accueilli des populations nombreuses en provenance de Tunisie. En effet, il fallait repeupler les régions désertées par les chrétiens lors de la conquête arabe. Ces nouveaux arrivants étaient divers : il y avait parmi eux des tribus de combattants berbères, puis des sunnites fuyant l’arrivée des Fatimides. Des populations s’y réfugièrent pour fuir l’invasion hilalienne, les famines ou les guerres. Ironie de l’histoire, les chrétiens qui se trouvaient alors en Sicile avaient bien souvent des ancêtres originaires de Tunisie : des Grecs et des Berbères qui, trois siècles plus tôt, avaient quitté l’Afrique lors de la conquête arabe.
Au lendemain de l’invasion hilalienne, le célèbre poète ifriqiyen Ibn Rashiq a quitté la Tunisie ziride pour la Sicile. Trente ans plus tard, un autre poète fera le chemin inverse : le poète sicilien Ibn Hamdis, fuyant l’arrivée des Normands, se chercha des protecteurs dans plusieurs cours musulmanes dont la Tunisie ziride… où il put chanter dans ses poèmes la Sicile perdue.
Pour les princes tunisiens, la Sicile a été aussi un débouché commode pour déporter des populations contestataires. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée peuplée de très nombreux Berbères ibadites, originaires du Sud tunisien et de la Tripolitaine. Les Berbères occupaient surtout les campagnes et la partie occidentale de l’île. Alors que la capitale Palerme était essentiellement arabe, Agrigente, au sud-ouest, était la “capitale berbère”.

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1. Le village de Corleone. Dans cette rude région montagneuse, des musulmans siciliens se sont retranchés dans des bourgs fortifiés vers la fin du règne des Normands, lors d’une période de troubles où ils ont été chassés de Sicile orientale. Beaucoup d’entre eux étaient des descendants de Berbères de Tunisie.

2. La “granita di limone” sicilienne accompagnée de tranches de gâteau serait-elle l’ancêtre de la citronnade tunisienne ? Elle est en tout cas héritée des Arabes, dont les boissons glacées et autres sorbets (de “chorbat”, boisson) étaient une spécialité.

3.4. Les carreaux de faïence napolitaine et sicilienne témoignent de la poursuite des échanges entre la Sicile et la Tunisie. Importés massivement à la fin du 19e siècle de Naples et de Sicile – qui formaient alors un seul et même royaume –, ils ont servi à décorer de nombreux palais et mosquées. (Ici, dans la maison-musée Stanze al Genio, à Palerme, qui rassemble une collection de plusieurs milliers de ces carreaux).

 

Des Normands arabophiles

La conquête normande ne supprima pas ce que la civilisation arabo-musulmane avait apporté. Comme en Andalousie aux premiers temps de la conquête, les chrétiens imitèrent d’abord l’art et l’architecture de leurs prédécesseurs. Puis ils créèrent leur propre synthèse : le style arabo-normand – équivalent du style mudéjar en Espagne.
Les princes normands avaient conservé l’administration de type fatimide, dont la langue restait l’arabe, et adopté le calendrier islamique. Ils prenaient à leur service fonctionnaires, officiers et savants musulmans comme le célèbre géographe Al-Idrissi, auteur du “Livre du Roi Roger” dédié à son souverain.
En monarques éclairés, ils régnaient sur une mosaïque de langues et de religions où les cultures grecque – héritée de l’Antiquité – et arabe restaient dominantes. Même les femmes chrétiennes de Palerme suivaient la mode des musulmanes, si l’on en croit Ibn Jubayr : « enveloppées et voilées… elles portent, en somme, toute la parure des musulmanes, y compris les bijoux, les teintures et les parfums ». Quant aux musulmans, ils pratiquaient leur culte, à l’instar des juifs, dans un climat de tolérance.
Lorsqu’au 13e siècle, Frédéric II de Hohenstaufen, héritier du trône de Sicile par sa mère, régna sur le Saint-Empire Romain Germanique qui s’étendait de l’Allemagne à l’Italie, il conduisit la même politique éclairée. L’empereur lui-même parlait six langues, dont l’arabe. Et lors de son couronnement, il porta le manteau royal du premier roi normand, un célèbre manteau brodé d’or et calligraphié en arabe (aujourd’hui conservé à Vienne), qui devint après lui le manteau de sacre de tous les empereurs germaniques jusqu’au 18e siècle.

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1. Sur cette pierre tombale, l’épitaphe est rédigée dans les quatre langues utilisées en Sicile normande : l’hébreu, le latin, le grec et l’arabe (musée de la Zisa).

2. Cette stèle rédigée en trois langues – le latin, le grec et l’arabe – commémore la réalisation d’une horloge à eau (12e s., Palais des Normands à Palerme).

3. Des inscriptions arabes dans l’église orthodoxe Santa Maria dell’Ammiraglio, construite au 12e siècle. Gravées sur les colonnes, on trouve des invocations en arabe et même des versets coraniques.

4. Détail du manteau royal de Roger II de Sicile. Il représente un lion terrassant un dromadaire, symbole de la victoire des Normands sur les Arabes de Sicile. Mais sa bordure porte une dédicace calligraphiée en arabe.

 

Une île imprégnée de culture arabe

Si le pouvoir musulman en Sicile n’a duré que deux siècles, la culture arabe s’y est installée pour bien plus longtemps. Ainsi, le palais de la Zisa (“el Aziza”), bien que construit sous les Normands au 12e siècle, est considéré comme un exemple majeur d’architecture fatimide. Son entrée monumentale donne sur une superbe salle d’audience décorée d’une fontaine, de mosaïques, de niches et de mouqarnas (sculptures en forme d’alvéoles et de stalactites).
Située à la périphérie de Palerme, cette résidence d’été des rois normands était entourée d’un jardin appelé Genoard (de“jennat el-ard”, paradis sur terre). En façade, le décor de grandes niches superposées rappelle certains monuments de la même époque à Sousse ou Mahdia.
De même, le Palais Royal des rois normands à Palerme, modifié et agrandi au cours des siècles, a été construit à partir de l’ancien palais arabe. Il est toujours entouré de jardins, et le quartier voisin a gardé le nom de Cassaro (de “qsar”, château).
Les rois normands s’inscrivaient dans la continuité de leurs prédécesseurs, s’appuyant sur les élites musulmanes, prenant à leur service des savants, artisans et architectes arabes. Ils conservèrent même, les premiers temps, le titre d’émir. La langue arabe resta en usage à côté du grec, hérité de l’Antiquité, et du latin, pratiqué par les nouveaux arrivants.

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1.2. Le palais de la Zisa à Palerme, construit sous les Normands au 12e siècle.

3. Le Palais des rois normands à Palerme, construit sur l’ancien palais arabe du 9e siècle.

 

Eglises ou mosquées ?

Les églises normandes ont beaucoup emprunté à l’architecture des mosquées ; certaines sont même construites sur une ancienne mosquée. Ainsi, la Cathédrale de Palerme a été construite à partir de la grande mosquée, proche du palais des émirs. Bien que son architecture ait été modifiée plusieurs fois au cours des siècles, elle a conservé des parties anciennes de style arabo-normand dans un extraordinaire mélange de styles.
Les églises typiques de l’architecture arabo-normande ont de hautes coupoles roses, des créneaux, des façades carrées et une décoration en niches et arcs concentriques, empruntés à l’art fatimide. Leur architecture intérieure, en arcs et coupoles, rappelle les mosquées médiévales.

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1.2.La Cathédrale de Palerme.

3.4. L’église San Cataldo à Palerme.

5. L’église San Giovanni degli Ermiti à Palerme.

 

La Chapelle Palatine : le Christ sous les mouqarnas

Chef-d’œuvre de l’art arabo-normand, la chapelle Palatine, intégrée au Palais des rois normands, est un écrin scintillant des mille feux de ses mosaïques byzantines. Parmi les innombrables tableaux tirés des récits bibliques domine la figure du “Christ Pantocrator”, le Christ tout-puissant de l’art byzantin. Mais les artistes byzantins ne sont pas seuls à y avoir travaillé.
Elle possède en effet un somptueux plafond en mouqarnas (alvéoles) entièrement couvert d’arabesques, d’inscriptions en caractère coufique et de petits tableaux figuratifs – cavaliers, musiciens, animaux – évoquant la vie d’une cour princière à la manière arabe. Unique en son genre, c’est le plus grand cycle pictural islamique qui soit parvenu jusqu’à nous.
Même si la hauteur de plafond est trop grande pour distinguer à l’œil nu tous leurs détails, ces peintures chatoyantes participent à l’atmosphère surnaturelle de cette chapelle. On suppose que les meilleurs sculpteurs et peintres de l’empire fatimide ont été invités à réaliser cette œuvre… Qui sait s’il ne s’agissait par d’artistes d’origine tunisienne dont les aïeux seraient partis en Egypte avec toute la cour fatimide lors de la fondation du Caire ?
D’autres décors de la chapelle sont inspirés de l’art arabo-islamique : des dessins d’arcs polylobés, des mosaïques à motif étoilé qui rappellent les marqueteries de céramique des palais du Maghreb et d’Andalousie.

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1.2.3. La Chapelle Palatine, chef-d’œuvre de l’art arabo-normand. Son plafond en mouqarnas a été réalisé par des sculpteurs et peintres venus de l’empire fatimide.

4. Le trône royal est surmonté d’une mosaïque de style byzantin représentant le Christ, mais les mosaïques à motifs géométriques et les arcs en forme de mirhab relèvent de l’art arabo-islamique.

 

La cathédrale de Monreale : des airs de jardin andalou

Le cloître de la cathédrale de Monreale, à quelques kilomètres de Palerme, est un endroit plein de charme. Tout autour de cette cour plantée de palmiers et de haies de laurier, une galerie à colonnettes jumelées égrène des bandeaux de mosaïque étincelante, des volutes de style normand, cannelures en zig-zag, chapiteaux ouvragés, arcades en marqueterie de pierre… A un angle du cloître s’élève une fontaine de style typiquement arabe.
Quant à la cathédrale elle-même, elle offre le même genre de mosaïques byzantines que la Chapelle Palatine, dans un cadre encore plus grandiose.

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1.2.3.4. La fontaine et la colonnade du cloître de la cathédrale de Monreale.

 

Les Sarrazins, de si chers ennemis

En Sicile comme en Andalousie, le combat des chrétiens contre les musulmans est resté un grand thème de la culture populaire. C’est le thème principal des spectacles de marionnettes, une grande tradition sicilienne – qui a été importée jadis en Tunisie par les immigrés siciliens.
Autres objets de la culture populaire rappelant le temps de la conquête normande : les vases en céramique à l’effigie d’ « il Moro », le Maure, accompagné de sa belle Odalisque. A l’origine, ces vases symbolisaient un trophée – la tête coupée de l’émir vaincu. Ce qui n’empêche pas le couple d’avoir l’air “royal” et plutôt sympathique.
Quant à la figure de l’odalisque, à l’occasion de l’émission d’un timbre à son effigie, un journal sicilien en a fait un symbole de toutes les femmes siciliennes, évoquant à son propos « le doux sourire, l’expression spirituelle et vive des femmes qui à chaque époque ont enrichi la Sicile de leur intelligence » (visible au musée de Caltagirone).

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1.2. Décor d’un théâtre de marionnettes : les « Paladins de France » combattent les « Sarrazins ».

3.4. Effigie en céramique d’un roi maure et de son odalisque (boutique E. Sclafani à Sciacca).




Sicile : sur les traces des Tunisiens

En 827, une expédition militaire conduite par le juge Assad Ibn el-Fourat embarquait depuis le Ribat de Sousse pour conquérir la Sicile, alors sous domination byzantine. L’expédition n’avait pas de caractère officiel, l’émir aghlabide Ziyadat Allah ne souhaitant pas s’attirer les foudres de l’empereur byzantin avec qui il entretenait des relations de bon voisinage. Cependant elle pouvait être utile pour éloigner de Kairouan des éléments turbulents et des théologiens rigoristes : l’émir préférait sans doute les voir occupés au Jihad plutôt qu’à contester son pouvoir ou à critiquer son mode de vie fastueux.

C’est ainsi que des Tunisiens sont à l’origine d’une des plus belles pages de l’histoire de la Sicile : sous le règne des émirs musulmans puis des rois normands, une période de prospérité économique, d’essor des sciences et des arts, et de coexistence heureuse entre les cultures et les religions.

Ce n’était pas la première fois que la Sicile était étroitement liée, politiquement et culturellement, à la Tunisie. Dans l’Antiquité déjà, Carthaginois et Grecs s’étaient partagé l’île en deux zones d’influence. Au départ, il y avait eu un chapelet de colonies phéniciennes puis grecques ; une multitude de cités indépendantes qui entretenaient de nombreux liens commerciaux et culturels. Les Phéniciens se concentrèrent autour de leurs trois colonies de l’ouest : Motyé sur une petite île, Panorme, la future Palerme, et Solonte à proximité de celle-ci. Bientôt épaulés par les Carthaginois pour contrer les Grecs, ils durent cependant céder du terrain. Jusqu’à ce que les Romains mettent tout le monde d’accord en envahissant l’ensemble du territoire : les Grecs appelèrent alors Carthage à la rescousse pour combattre l’ennemi commun. C’est ainsi que, au moment où Hannibal s’apprêtait à marcher sur Rome, le Grec de Sicile Archimède incendiait les bateaux romains devant Syracuse à l’aide de miroirs géants.

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Une affiche à Misilmeri, petite ville de près de Palerme dominée par son château “Castello dell’Emiro”. Le nom de Misilmeri dérive de l’arabe  “menzel el-emir” (résidence de l’émir)

 

Le couscous au poisson de Trapani

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Pourquoi les habitants de la ville de Trapani, au nord-ouest de la Sicile, mangent-ils du “cùscusu” ? Un lointain héritage du temps où la Sicile était musulmane ? Mais cela n’expliquerait pas pourquoi ils sont les seuls en Sicile à préparer ce plat. Parce que des pêcheurs originaires de Trapani, qui vivaient nombreux en Tunisie, auraient rapporté cette recette chez eux après l’Indépendance ? Mais il ne s’agit pas d’une habitude récente : c’est une vieille recette familiale transmise de génération en génération. De plus, si le couscous lui-même est bien préparé dans les règles de l’art, roulé dans un récipient appelé “mafaradda” puis cuit dans un couscoussier (autrefois en poterie), il est ensuite arrosé d’une “soupe” bien différente de la recette tunisienne. Utilisant plusieurs variétés de poissons comme une bouillabaisse, elle est aromatisée à l’ail, citron, amandes, oignon, persil et laurier, puis filtrée.

La clé de l’énigme se trouve peut-être du côté de Tabarka. Ce sont en effet des pêcheurs de Trapani qui ont, les premiers, exploité ses bancs de corail dès le 15e siècle, avant même l’arrivée des Génois. Et c’est peut-être là qu’ils auraient appris à préparer ce vieux plat berbère – ils auraient eu le temps depuis de l’accommoder… à leur propre sauce. A moins qu’ils n’aient été initiés à ce plat plus tard, au 19e siècle. Spécialistes reconnus de la pêche au thon, les pêcheurs de Trapani ont posé une première “tonnara” (filet pour piéger les thons) dès 1815 à Cap Zebib et faisaient de multiples incursions dans les eaux tunisiennes.

La Madone qui veille sur le port de Trapani connaît peut-être la réponse, elle dont la statue était naguère portée en procession chaque année, au 15 août, par la foule des Siciliens dans les rues de La Goulette aux cris de « E vivà è vivà la Santà Madonna di Trapani »…

 

Motyé, Lilybée : nos ancêtres les Phéniciens

Située sur une petite île à l’ouest de la Sicile, fondée par les Phéniciens un siècle après Carthage, Motyé a connu la prospérité avant d’être détruite par les Grecs de Syracuse en 397 avant J.-C. Comme Carthage, Motyé possédait un Cothon, port artificiel rectangulaire creusé dans le rocher, et un Tophet rempli de stèles et d’urnes funéraires. On y adorait Baal et Tanit. Et comme à Djerba, les Phéniciens y avaient construit une chaussée, aujourd’hui submergée, reliant l’île à la côte.

Après sa destruction, ses habitants bâtirent une nouvelle ville à proximité sur la côte, du nom de Lilybée ; elle devint pour Carthage une tête de pont de première importance. La ville porte aujourd’hui le nom de Marsala – un nom d’origine arabe.

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Un masque punique découvert à Motyé. Sur le littoral proche de Motyé et Lilybée, les salines seraient exploitées depuis le temps des Phéniciens.

 

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L’île de Motyé, ancienne cité phénicienne. Comme Carthage, Motyé possédait un Tophet rempli de stèles et d’urnes funéraires. Dans l’édifice connu sous le nom de “petite caserne”, on reconnaît le mode de construction punique – de gros blocs verticaux complétés par un remplissage en pierres. Des parties ont été rougies par l’incendie lors de la destruction de la cité.

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Au musée de Motyé, 
la superbe statue du “Jeune de Motyé” serait l’œuvre d’un artiste grec. Masques grimaçants, figurines en terre cuite sont typiques du monde punique. D’innombrables stèles témoignent des dévotions à Baal.

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Au musée de Lilybée, l’épave d’un navire de guerre punique de 35m de long est un vestige exceptionnel. Des centaines d’amphores retrouvées sous la mer rappellent l’intensité du commerce à travers le bassin méditerranéen. Un édicule funéraire portant à la fois une inscription grecque et des symboles puniques témoigne du brassage des deux cultures.
L’ancienne ville phénicienne a pris le nom de Marsala, connue aujourd’hui pour son vin liquoreux.

 

Sélinonte : quand les héritages grecs et puniques se mêlent

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Tantôt alliées, tantôt ennemies, les cités grecques et puniques s’influençaient mutuellement. La cité de Sélinonte, fondée par des Grecs, a longtemps entretenu de bonnes relations avec Carthage avant de se retourner contre celle-ci. Les Carthaginois l’envahirent alors, en 409 avant J.-C., et la détruisirent presque entièrement, à l’exception de ses gigantesques temples grecs surplombant la mer. Puis reconstruirent la ville qui garde encore des traces de son double passé, grec et punique.

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Dans un quartier reconstruit par les Carthaginois, on reconnaît les petites maisons puniques typiques avec leur ciment piqueté d’éclats de poterie, des baignoires sabots comme à Kerkouane, et des mosaïques formant des symboles porte-bonheur : signe de Tanit, tête de taureau couronnée.
Punique également, une tour à créneaux protégée d’un épais enduit blanc. 

 

Villa Romana del Casale : dans l’intimité des Romains

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La Villa romaine du Casale est une occasion unique de saisir comment les magnifiques mosaïques romaines – comparables à celles de Tunisie – s’inséraient dans les luxueuses résidences de campagne qu’étaient les villas. En effet, l’édifice est en partie conservé avec son jardin intérieur agrémenté d’une fontaine, ses thermes privés et ses innombrables salles ornées de fresques et pavées de mosaïques restées sur place.

Datant de la fin de l’Antiquité, ces mosaïques animées et vivement colorées ont peut-être été réalisées par des mosaïstes venus d’Afrique du Nord. L’une d’entre elles figure le transport d’animaux d’Afrique pour les jeux de l’amphithéâtre. La plus étonnante montre des femmes s’entraînant au sport en bikini – dans un coin de la pièce, on voit qu’elle recouvre une mosaïque plus ancienne : sans doute un nouveau propriétaire a-t-il voulu imposer ainsi sa marque à cette somptueuse demeure.

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A suivre : la Sicile arabe et normande