Sur la trace des Tunisiens : la Sicile arabe et normande

(2ème partie) Partie de Sousse en l’an 827, une armée de volontaires tunisiens a entrepris la conquête de la Sicile byzantine ; point de départ d’un âge d’or auquel a participé un melting-pot de cultures et de religions. Depuis, les liens étroits entre l’île italienne et la Tunisie ne se sont pas démentis.

La conquête de la Sicile par une expédition tunisienne, au 9e siècle (lire aussi La Sicile sur les traces des Tunisiens 1ère partie), ne déboucha pas tout de suite sur un pouvoir stable. C’est seulement sous les Fatimides qu’une nouvelle dynastie d’émirs a pu ouvrir une ère de prospérité, et implanter sur l’île une nouvelle civilisation qui la marquera pour des siècles. Poésie, agriculture… L’irrigation se développe, le coton, les agrumes, les légumes, la canne à sucre sont cultivés à grande échelle… Palerme, devenue capitale, est si florissante qu’elle est rebaptisée Medinat Siqillya, la Médine de Sicile. Selon Ibn Hawqal, la ville comptait pas moins de trois cents mosquées de quartier.
Il reste pourtant sur place peu de vestiges de cette période. Si l’héritage arabe est resté très présent en Sicile, c’est parce qu’il a été repris à son compte par ceux qui y régnèrent après les émirs arabes : les rois normands.
Des chevaliers normands ont en effet pris le pouvoir en Sicile au 11e siècle. Ces Français, les Hauteville, lointains descendants de vikings, étaient pourtant de simples mercenaires qui guerroyaient auparavant  en Italie du Sud. Ils réussirent à chasser les derniers princes musulmans et à établir un royaume à Palerme, au moment même où leurs cousins de Normandie, conduits par Guillaume le Conquérant, envahissaient la Grande-Bretagne.

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1.2. 3. L’imam de Mazara del Vallo avait rédigé une fatwa à la demande des musulmans de sa ville, qui s’interrogeaient sur la conduite à tenir après la conquête normande. Il a fait preuve de tolérance, s’abstenant de condamner ceux qui demeuraient en terre chrétienne. L’imam a une rue à son nom dans un quartier aux ruelles étroites qui porte encore le nom de Casbah.

4. Le village perché de Caltascibetta, un nom dérivé de l’arabe “qalaat”, citadelle. Beaucoup de villes et villages ont des noms d’origine arabe : Caltabellotta (de “qalaat el-ballut”, citadelle des glands), Sciacca (de “chaqqa”, fissure), Marsala (de “marsa el-ali”, port haut), Misilmeri (de “menzel el-emir”, résidence de l’émir), Gibellina (de “jebel”, montagne), Caltagirone, Caltanissetta (de “qalaat”)…
Certains noms de famille siciliens sont typiquement tunisiens comme Buscetta (Boussetta), Sciascia (Chachia)…

 

Des Tunisiens en Sicile

Avant l’arrivée des Normands, la Sicile avait accueilli des populations nombreuses en provenance de Tunisie. En effet, il fallait repeupler les régions désertées par les chrétiens lors de la conquête arabe. Ces nouveaux arrivants étaient divers : il y avait parmi eux des tribus de combattants berbères, puis des sunnites fuyant l’arrivée des Fatimides. Des populations s’y réfugièrent pour fuir l’invasion hilalienne, les famines ou les guerres. Ironie de l’histoire, les chrétiens qui se trouvaient alors en Sicile avaient bien souvent des ancêtres originaires de Tunisie : des Grecs et des Berbères qui, trois siècles plus tôt, avaient quitté l’Afrique lors de la conquête arabe.
Au lendemain de l’invasion hilalienne, le célèbre poète ifriqiyen Ibn Rashiq a quitté la Tunisie ziride pour la Sicile. Trente ans plus tard, un autre poète fera le chemin inverse : le poète sicilien Ibn Hamdis, fuyant l’arrivée des Normands, se chercha des protecteurs dans plusieurs cours musulmanes dont la Tunisie ziride… où il put chanter dans ses poèmes la Sicile perdue.
Pour les princes tunisiens, la Sicile a été aussi un débouché commode pour déporter des populations contestataires. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée peuplée de très nombreux Berbères ibadites, originaires du Sud tunisien et de la Tripolitaine. Les Berbères occupaient surtout les campagnes et la partie occidentale de l’île. Alors que la capitale Palerme était essentiellement arabe, Agrigente, au sud-ouest, était la “capitale berbère”.

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1. Le village de Corleone. Dans cette rude région montagneuse, des musulmans siciliens se sont retranchés dans des bourgs fortifiés vers la fin du règne des Normands, lors d’une période de troubles où ils ont été chassés de Sicile orientale. Beaucoup d’entre eux étaient des descendants de Berbères de Tunisie.

2. La “granita di limone” sicilienne accompagnée de tranches de gâteau serait-elle l’ancêtre de la citronnade tunisienne ? Elle est en tout cas héritée des Arabes, dont les boissons glacées et autres sorbets (de “chorbat”, boisson) étaient une spécialité.

3.4. Les carreaux de faïence napolitaine et sicilienne témoignent de la poursuite des échanges entre la Sicile et la Tunisie. Importés massivement à la fin du 19e siècle de Naples et de Sicile – qui formaient alors un seul et même royaume –, ils ont servi à décorer de nombreux palais et mosquées. (Ici, dans la maison-musée Stanze al Genio, à Palerme, qui rassemble une collection de plusieurs milliers de ces carreaux).

 

Des Normands arabophiles

La conquête normande ne supprima pas ce que la civilisation arabo-musulmane avait apporté. Comme en Andalousie aux premiers temps de la conquête, les chrétiens imitèrent d’abord l’art et l’architecture de leurs prédécesseurs. Puis ils créèrent leur propre synthèse : le style arabo-normand – équivalent du style mudéjar en Espagne.
Les princes normands avaient conservé l’administration de type fatimide, dont la langue restait l’arabe, et adopté le calendrier islamique. Ils prenaient à leur service fonctionnaires, officiers et savants musulmans comme le célèbre géographe Al-Idrissi, auteur du “Livre du Roi Roger” dédié à son souverain.
En monarques éclairés, ils régnaient sur une mosaïque de langues et de religions où les cultures grecque – héritée de l’Antiquité – et arabe restaient dominantes. Même les femmes chrétiennes de Palerme suivaient la mode des musulmanes, si l’on en croit Ibn Jubayr : « enveloppées et voilées… elles portent, en somme, toute la parure des musulmanes, y compris les bijoux, les teintures et les parfums ». Quant aux musulmans, ils pratiquaient leur culte, à l’instar des juifs, dans un climat de tolérance.
Lorsqu’au 13e siècle, Frédéric II de Hohenstaufen, héritier du trône de Sicile par sa mère, régna sur le Saint-Empire Romain Germanique qui s’étendait de l’Allemagne à l’Italie, il conduisit la même politique éclairée. L’empereur lui-même parlait six langues, dont l’arabe. Et lors de son couronnement, il porta le manteau royal du premier roi normand, un célèbre manteau brodé d’or et calligraphié en arabe (aujourd’hui conservé à Vienne), qui devint après lui le manteau de sacre de tous les empereurs germaniques jusqu’au 18e siècle.

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1. Sur cette pierre tombale, l’épitaphe est rédigée dans les quatre langues utilisées en Sicile normande : l’hébreu, le latin, le grec et l’arabe (musée de la Zisa).

2. Cette stèle rédigée en trois langues – le latin, le grec et l’arabe – commémore la réalisation d’une horloge à eau (12e s., Palais des Normands à Palerme).

3. Des inscriptions arabes dans l’église orthodoxe Santa Maria dell’Ammiraglio, construite au 12e siècle. Gravées sur les colonnes, on trouve des invocations en arabe et même des versets coraniques.

4. Détail du manteau royal de Roger II de Sicile. Il représente un lion terrassant un dromadaire, symbole de la victoire des Normands sur les Arabes de Sicile. Mais sa bordure porte une dédicace calligraphiée en arabe.

 

Une île imprégnée de culture arabe

Si le pouvoir musulman en Sicile n’a duré que deux siècles, la culture arabe s’y est installée pour bien plus longtemps. Ainsi, le palais de la Zisa (“el Aziza”), bien que construit sous les Normands au 12e siècle, est considéré comme un exemple majeur d’architecture fatimide. Son entrée monumentale donne sur une superbe salle d’audience décorée d’une fontaine, de mosaïques, de niches et de mouqarnas (sculptures en forme d’alvéoles et de stalactites).
Située à la périphérie de Palerme, cette résidence d’été des rois normands était entourée d’un jardin appelé Genoard (de“jennat el-ard”, paradis sur terre). En façade, le décor de grandes niches superposées rappelle certains monuments de la même époque à Sousse ou Mahdia.
De même, le Palais Royal des rois normands à Palerme, modifié et agrandi au cours des siècles, a été construit à partir de l’ancien palais arabe. Il est toujours entouré de jardins, et le quartier voisin a gardé le nom de Cassaro (de “qsar”, château).
Les rois normands s’inscrivaient dans la continuité de leurs prédécesseurs, s’appuyant sur les élites musulmanes, prenant à leur service des savants, artisans et architectes arabes. Ils conservèrent même, les premiers temps, le titre d’émir. La langue arabe resta en usage à côté du grec, hérité de l’Antiquité, et du latin, pratiqué par les nouveaux arrivants.

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1.2. Le palais de la Zisa à Palerme, construit sous les Normands au 12e siècle.

3. Le Palais des rois normands à Palerme, construit sur l’ancien palais arabe du 9e siècle.

 

Eglises ou mosquées ?

Les églises normandes ont beaucoup emprunté à l’architecture des mosquées ; certaines sont même construites sur une ancienne mosquée. Ainsi, la Cathédrale de Palerme a été construite à partir de la grande mosquée, proche du palais des émirs. Bien que son architecture ait été modifiée plusieurs fois au cours des siècles, elle a conservé des parties anciennes de style arabo-normand dans un extraordinaire mélange de styles.
Les églises typiques de l’architecture arabo-normande ont de hautes coupoles roses, des créneaux, des façades carrées et une décoration en niches et arcs concentriques, empruntés à l’art fatimide. Leur architecture intérieure, en arcs et coupoles, rappelle les mosquées médiévales.

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1.2.La Cathédrale de Palerme.

3.4. L’église San Cataldo à Palerme.

5. L’église San Giovanni degli Ermiti à Palerme.

 

La Chapelle Palatine : le Christ sous les mouqarnas

Chef-d’œuvre de l’art arabo-normand, la chapelle Palatine, intégrée au Palais des rois normands, est un écrin scintillant des mille feux de ses mosaïques byzantines. Parmi les innombrables tableaux tirés des récits bibliques domine la figure du “Christ Pantocrator”, le Christ tout-puissant de l’art byzantin. Mais les artistes byzantins ne sont pas seuls à y avoir travaillé.
Elle possède en effet un somptueux plafond en mouqarnas (alvéoles) entièrement couvert d’arabesques, d’inscriptions en caractère coufique et de petits tableaux figuratifs – cavaliers, musiciens, animaux – évoquant la vie d’une cour princière à la manière arabe. Unique en son genre, c’est le plus grand cycle pictural islamique qui soit parvenu jusqu’à nous.
Même si la hauteur de plafond est trop grande pour distinguer à l’œil nu tous leurs détails, ces peintures chatoyantes participent à l’atmosphère surnaturelle de cette chapelle. On suppose que les meilleurs sculpteurs et peintres de l’empire fatimide ont été invités à réaliser cette œuvre… Qui sait s’il ne s’agissait par d’artistes d’origine tunisienne dont les aïeux seraient partis en Egypte avec toute la cour fatimide lors de la fondation du Caire ?
D’autres décors de la chapelle sont inspirés de l’art arabo-islamique : des dessins d’arcs polylobés, des mosaïques à motif étoilé qui rappellent les marqueteries de céramique des palais du Maghreb et d’Andalousie.

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1.2.3. La Chapelle Palatine, chef-d’œuvre de l’art arabo-normand. Son plafond en mouqarnas a été réalisé par des sculpteurs et peintres venus de l’empire fatimide.

4. Le trône royal est surmonté d’une mosaïque de style byzantin représentant le Christ, mais les mosaïques à motifs géométriques et les arcs en forme de mirhab relèvent de l’art arabo-islamique.

 

La cathédrale de Monreale : des airs de jardin andalou

Le cloître de la cathédrale de Monreale, à quelques kilomètres de Palerme, est un endroit plein de charme. Tout autour de cette cour plantée de palmiers et de haies de laurier, une galerie à colonnettes jumelées égrène des bandeaux de mosaïque étincelante, des volutes de style normand, cannelures en zig-zag, chapiteaux ouvragés, arcades en marqueterie de pierre… A un angle du cloître s’élève une fontaine de style typiquement arabe.
Quant à la cathédrale elle-même, elle offre le même genre de mosaïques byzantines que la Chapelle Palatine, dans un cadre encore plus grandiose.

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1.2.3.4. La fontaine et la colonnade du cloître de la cathédrale de Monreale.

 

Les Sarrazins, de si chers ennemis

En Sicile comme en Andalousie, le combat des chrétiens contre les musulmans est resté un grand thème de la culture populaire. C’est le thème principal des spectacles de marionnettes, une grande tradition sicilienne – qui a été importée jadis en Tunisie par les immigrés siciliens.
Autres objets de la culture populaire rappelant le temps de la conquête normande : les vases en céramique à l’effigie d’ « il Moro », le Maure, accompagné de sa belle Odalisque. A l’origine, ces vases symbolisaient un trophée – la tête coupée de l’émir vaincu. Ce qui n’empêche pas le couple d’avoir l’air “royal” et plutôt sympathique.
Quant à la figure de l’odalisque, à l’occasion de l’émission d’un timbre à son effigie, un journal sicilien en a fait un symbole de toutes les femmes siciliennes, évoquant à son propos « le doux sourire, l’expression spirituelle et vive des femmes qui à chaque époque ont enrichi la Sicile de leur intelligence » (visible au musée de Caltagirone).

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1.2. Décor d’un théâtre de marionnettes : les « Paladins de France » combattent les « Sarrazins ».

3.4. Effigie en céramique d’un roi maure et de son odalisque (boutique E. Sclafani à Sciacca).