Sicile : sur les traces des Tunisiens

En 827, une expédition militaire conduite par le juge Assad Ibn el-Fourat embarquait depuis le Ribat de Sousse pour conquérir la Sicile, alors sous domination byzantine. L’expédition n’avait pas de caractère officiel, l’émir aghlabide Ziyadat Allah ne souhaitant pas s’attirer les foudres de l’empereur byzantin avec qui il entretenait des relations de bon voisinage. Cependant elle pouvait être utile pour éloigner de Kairouan des éléments turbulents et des théologiens rigoristes : l’émir préférait sans doute les voir occupés au Jihad plutôt qu’à contester son pouvoir ou à critiquer son mode de vie fastueux.

C’est ainsi que des Tunisiens sont à l’origine d’une des plus belles pages de l’histoire de la Sicile : sous le règne des émirs musulmans puis des rois normands, une période de prospérité économique, d’essor des sciences et des arts, et de coexistence heureuse entre les cultures et les religions.

Ce n’était pas la première fois que la Sicile était étroitement liée, politiquement et culturellement, à la Tunisie. Dans l’Antiquité déjà, Carthaginois et Grecs s’étaient partagé l’île en deux zones d’influence. Au départ, il y avait eu un chapelet de colonies phéniciennes puis grecques ; une multitude de cités indépendantes qui entretenaient de nombreux liens commerciaux et culturels. Les Phéniciens se concentrèrent autour de leurs trois colonies de l’ouest : Motyé sur une petite île, Panorme, la future Palerme, et Solonte à proximité de celle-ci. Bientôt épaulés par les Carthaginois pour contrer les Grecs, ils durent cependant céder du terrain. Jusqu’à ce que les Romains mettent tout le monde d’accord en envahissant l’ensemble du territoire : les Grecs appelèrent alors Carthage à la rescousse pour combattre l’ennemi commun. C’est ainsi que, au moment où Hannibal s’apprêtait à marcher sur Rome, le Grec de Sicile Archimède incendiait les bateaux romains devant Syracuse à l’aide de miroirs géants.

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Une affiche à Misilmeri, petite ville de près de Palerme dominée par son château “Castello dell’Emiro”. Le nom de Misilmeri dérive de l’arabe  “menzel el-emir” (résidence de l’émir)

 

Le couscous au poisson de Trapani

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Pourquoi les habitants de la ville de Trapani, au nord-ouest de la Sicile, mangent-ils du “cùscusu” ? Un lointain héritage du temps où la Sicile était musulmane ? Mais cela n’expliquerait pas pourquoi ils sont les seuls en Sicile à préparer ce plat. Parce que des pêcheurs originaires de Trapani, qui vivaient nombreux en Tunisie, auraient rapporté cette recette chez eux après l’Indépendance ? Mais il ne s’agit pas d’une habitude récente : c’est une vieille recette familiale transmise de génération en génération. De plus, si le couscous lui-même est bien préparé dans les règles de l’art, roulé dans un récipient appelé “mafaradda” puis cuit dans un couscoussier (autrefois en poterie), il est ensuite arrosé d’une “soupe” bien différente de la recette tunisienne. Utilisant plusieurs variétés de poissons comme une bouillabaisse, elle est aromatisée à l’ail, citron, amandes, oignon, persil et laurier, puis filtrée.

La clé de l’énigme se trouve peut-être du côté de Tabarka. Ce sont en effet des pêcheurs de Trapani qui ont, les premiers, exploité ses bancs de corail dès le 15e siècle, avant même l’arrivée des Génois. Et c’est peut-être là qu’ils auraient appris à préparer ce vieux plat berbère – ils auraient eu le temps depuis de l’accommoder… à leur propre sauce. A moins qu’ils n’aient été initiés à ce plat plus tard, au 19e siècle. Spécialistes reconnus de la pêche au thon, les pêcheurs de Trapani ont posé une première “tonnara” (filet pour piéger les thons) dès 1815 à Cap Zebib et faisaient de multiples incursions dans les eaux tunisiennes.

La Madone qui veille sur le port de Trapani connaît peut-être la réponse, elle dont la statue était naguère portée en procession chaque année, au 15 août, par la foule des Siciliens dans les rues de La Goulette aux cris de « E vivà è vivà la Santà Madonna di Trapani »…

 

Motyé, Lilybée : nos ancêtres les Phéniciens

Située sur une petite île à l’ouest de la Sicile, fondée par les Phéniciens un siècle après Carthage, Motyé a connu la prospérité avant d’être détruite par les Grecs de Syracuse en 397 avant J.-C. Comme Carthage, Motyé possédait un Cothon, port artificiel rectangulaire creusé dans le rocher, et un Tophet rempli de stèles et d’urnes funéraires. On y adorait Baal et Tanit. Et comme à Djerba, les Phéniciens y avaient construit une chaussée, aujourd’hui submergée, reliant l’île à la côte.

Après sa destruction, ses habitants bâtirent une nouvelle ville à proximité sur la côte, du nom de Lilybée ; elle devint pour Carthage une tête de pont de première importance. La ville porte aujourd’hui le nom de Marsala – un nom d’origine arabe.

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Un masque punique découvert à Motyé. Sur le littoral proche de Motyé et Lilybée, les salines seraient exploitées depuis le temps des Phéniciens.

 

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L’île de Motyé, ancienne cité phénicienne. Comme Carthage, Motyé possédait un Tophet rempli de stèles et d’urnes funéraires. Dans l’édifice connu sous le nom de “petite caserne”, on reconnaît le mode de construction punique – de gros blocs verticaux complétés par un remplissage en pierres. Des parties ont été rougies par l’incendie lors de la destruction de la cité.

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Au musée de Motyé, 
la superbe statue du “Jeune de Motyé” serait l’œuvre d’un artiste grec. Masques grimaçants, figurines en terre cuite sont typiques du monde punique. D’innombrables stèles témoignent des dévotions à Baal.

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Au musée de Lilybée, l’épave d’un navire de guerre punique de 35m de long est un vestige exceptionnel. Des centaines d’amphores retrouvées sous la mer rappellent l’intensité du commerce à travers le bassin méditerranéen. Un édicule funéraire portant à la fois une inscription grecque et des symboles puniques témoigne du brassage des deux cultures.
L’ancienne ville phénicienne a pris le nom de Marsala, connue aujourd’hui pour son vin liquoreux.

 

Sélinonte : quand les héritages grecs et puniques se mêlent

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Tantôt alliées, tantôt ennemies, les cités grecques et puniques s’influençaient mutuellement. La cité de Sélinonte, fondée par des Grecs, a longtemps entretenu de bonnes relations avec Carthage avant de se retourner contre celle-ci. Les Carthaginois l’envahirent alors, en 409 avant J.-C., et la détruisirent presque entièrement, à l’exception de ses gigantesques temples grecs surplombant la mer. Puis reconstruirent la ville qui garde encore des traces de son double passé, grec et punique.

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Dans un quartier reconstruit par les Carthaginois, on reconnaît les petites maisons puniques typiques avec leur ciment piqueté d’éclats de poterie, des baignoires sabots comme à Kerkouane, et des mosaïques formant des symboles porte-bonheur : signe de Tanit, tête de taureau couronnée.
Punique également, une tour à créneaux protégée d’un épais enduit blanc. 

 

Villa Romana del Casale : dans l’intimité des Romains

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La Villa romaine du Casale est une occasion unique de saisir comment les magnifiques mosaïques romaines – comparables à celles de Tunisie – s’inséraient dans les luxueuses résidences de campagne qu’étaient les villas. En effet, l’édifice est en partie conservé avec son jardin intérieur agrémenté d’une fontaine, ses thermes privés et ses innombrables salles ornées de fresques et pavées de mosaïques restées sur place.

Datant de la fin de l’Antiquité, ces mosaïques animées et vivement colorées ont peut-être été réalisées par des mosaïstes venus d’Afrique du Nord. L’une d’entre elles figure le transport d’animaux d’Afrique pour les jeux de l’amphithéâtre. La plus étonnante montre des femmes s’entraînant au sport en bikini – dans un coin de la pièce, on voit qu’elle recouvre une mosaïque plus ancienne : sans doute un nouveau propriétaire a-t-il voulu imposer ainsi sa marque à cette somptueuse demeure.

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A suivre : la Sicile arabe et normande